Métapataphysique : La poésie d’Augusto Meyer

Un autre poète académicien du Brésil est le « gaucho » Augusto Meyer (1902-1970). « Gaucho » désigne au Brésil les habitants et la culture de l’État le plus méridional du pays, le Rio Grande do Sul. Cet État et les deux autres États du Sud du Brésil que sont le Paraná et Santa Catarina sont marqués par une significative immigration allemande à partir du dix-neuvième siècle : c’est dans ces États que se concentra la plus grande partie des colons venus d’Allemagne, à l’instar de la famille du poète. (Meyer – « métayer » – est un des noms allemands les plus répandus : dans son roman Siegfried et le Limousin, Jean Giraudoux écrit que « le premier Américain qui fit un prisonnier en 1917 s’appelait Meyer, et son prisonnier aussi ». Mais il s’agit probablement d’une boutade.)

Après avoir commencé sa carrière littéraire au Rio Grande do Sul, Augusto Meyer fut appelé en 1937 à Rio de Janeiro pour diriger l’Institut national du livre (Instituto Nacional do Livro, INL), l’institution en charge de la politique du Brésil en matière de livres et de bibliothèques. Cela se passait pendant la dictature de Getúlio Vargas. D’autres intellectuels de renom, à l’instar du célèbre auteur de Macunaíma, Mário de Andrade, remplirent des fonctions officielles à cette époque, Augusto Meyer n’est pas un cas exceptionnel. Il dirigea l’INL jusqu’en 1956 et fut élu à l’Académie en 1960.

En tant que critique, il s’est particulièrement illustré par des travaux sur Machado de Assis, la culture gaucho ainsi que la littérature française.

Sa prose poétique, qui occupe la plus grande partie du présent billet, nous rappelle certaines œuvres que nous avons déjà traduites de prose poétique du futurisme italien (ici). Le titre du billet, « Métapataphysique », est celui d’un des textes en prose ; c’est un hommage à la pataphysique d’Alfred Jarry.

Pour les présentes traductions, nous nous sommes servi de l’anthologie Melhores poemas consacrée à Augusto Meyer et parue en 2002 chez Global Editora, maison d’édition dont nous saluons à nouveau le travail d’anthologisation des poètes brésiliens.

Portrait d’Augusto Meyer
par Cândido Portinari, 1937

*

Cœur vert
(Coração verde, 1926)

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Poète (Poeta)

Laisse couler toute cette pure rosée
sur tes épaules douloureuses.

Vois comme la terre est douce :
même dans les branches les plus rudes,
regarde, il y a des caresses amicales.

Tout a plus de cœur, car tu as plus de cœur.

Rosée… Rosée… Il semble
que dans ta vie quelque chose mûrit.

Laisse choir, laisse rouler ton poème
comme un fruit mûr sur le sol.

*

Ombre verte (Sombra verde)

Sur l’herbe couverte de rosée, odorante…

Douceur des pâquerettes,
épine des petites roses,
cricris subtils dans ce monde immense,
si menu…

Volupté de goûter ces sensations,
de sentir près de moi le cœur de la terre
dans son travail millénaire et silencieux,
comme si j’étais, longuement, une racine profonde…

Mère verte…

Je me suis couché dans son giron,
où sont poisons et parfums.

Et toute l’odeur de ses feuillages,
toute la sève de ses fruits,
fraîcheur d’eaux claires et de feuilles vertes,
baignent comme un baume mes paupières fermées.

*

Ironie sentimentale (Ironia sentimental)

Coassement des crapauds, quand la nuit est calme,
sans jardins symbolistes, sans fontaines chantantes,
ni roses mystiques dans l’ombre, ni douleur en vers…

Coassement des crapauds, longuement,
quand le ciel palpite dans le cadre de la fenêtre,
en un doux mystère, un mystère infini,
et quand dans chaque étoile est une lèvre, une lèvre pure qui tremble,

et un secret dans la lumière qui palpite, palpite…

*

Giraluz, 1928

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Chanson de la minute puérile (Canção do minuto pueril)

Un nuage passa.
Toute la maison plonge
dans le halo noir de l’ombre,
dans la pénombre de l’autre monde.
Illunée, la fenêtre du salon…

Il pleut de la cendre.

Et le tapis agonise
dans la pénombre du monde.

Personne ne parle.
Le vase brille sur la table
ainsi qu’une partie du miroir.
J’ai peur…

Il pleut l’ombre du monde
sur le nid de l’ombre.

Ô la chanson des vergers !
Donne-moi le soleil !
Donne-moi l’enfance perdue
comme un rayon de soleil !

*

Littérature et poésie
(Literatura e poesia, 1931)

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Métapataphysique (Metapatafísica)

Lucidité du matin quand les idées volent avec des ailes de lumière et ne se posent pas : toute idée qui se pose est morte. Au moment de fermer ses ailes, mon ombre descendra sur moi. Toute idée dont je m’empare est une poignée de cendre.

Et le joli mot s’est fané sur le papier ; que voulait-il dire ?

Quand je m’arrête, j’agonise. Mon destin est de marcher. Joie ! Les chemins n’ont aucun destin, ils portent la joie de marcher.

Si je dis je dis, je dis que je ne dis pas je dis, je dis que je dis : je dirais.

Qu’en serait-il de moi si je trouvais le chemin ? Les docteurs subtils traçaient des itinéraires. Mais ils arrivaient toujours sur un nouveau chemin. Alors ils conseillèrent aux gens d’utiliser des œillères comme les bêtes de trait, car les œillères apprennent à ne pas voir les raccourcis. Mais ce n’est pas pour autant qu’on a détruit les raccourcis.

Depuis que mon regard a appris à voir, j’ai perdu le préjugé des routes royales. Elles conduisent au repos mou, à la paix dominicale, et je n’aime pas la paix dominicale.

Toute certitude fait grossir. Et un voyageur ne doit pas grossir.

Je t’apprendrai à ne pas croire ; tu comprendras alors pourquoi la joie existe en ce monde, pourquoi les eaux courent, pourquoi les hommes meurent et les feuilles tombent.

Pense aux vies qui vont naître.

Pense au chant des souffrances à venir.

Où serons-nous tous les deux dans cent ans ?

Les coqs chanteront : vive le soleil !

*

Antonello

Ndt. Antonello était le nom d’un café à Porto Alegre (Rio Grande do Sul) fréquenté par Augusto Meyer et d’autres écrivains et artistes.

Les dés roulent. Confusion de voix mêlée aux trémolos du ténor dans le tourne-disque. De la cigarette monte le ruban bleu de la pensée.

Les dés roulent mêlés sur la table. Pour quoi ? Le hasard est un trio des Parques. Des Allemands sanguins à l’âme d’hydromel boivent et reboivent trois cents barils. Glouglou des gorgées blondes dans le gosier. Le gringo dévore une pile de sandwichs, mâchant les tranches roses de salami avec des mandibules d’acier. Pour quoi ? Après la faim vient la faim. La serveuse sans mystère dit : pas avec moi… La pluie tombe dehors, les doigts de l’eau lavent la vitre et le reflet des lampes. La nicotine et l’odeur des imperméables se mêlent à la chaleur digestive des corps. Mon chapeau fait une triste mine de portemanteau : il me regarde depuis le mur comme un rêve égorgé.

Que de voyages j’ai faits dans ce coin, ici dans ce bar ! Mes compagnons pensent que je suis là et discutent avec mon apparence. Mais je me suis perdu dans les miroirs et ne me suis jamais retrouvé. Je laisse dans le monde des phénomènes, oui, mon corps vide comme un pardessus qui se plie et pend méticuleusement. Je trouve ça très drôle quand quelqu’un demande à ma simple apparence : comment vas-tu ? Car je ne suis là pour personne, je suis toujours ailleurs…

Il y eut des moments où j’étais pleinement un ange, et eux ne voyaient pas la clarté qui m’entourait tout entier, ils traversaient ma lumière comme la terre traverse la queue d’une comète : sans le savoir.

Les dés roulent. La pluie bat contre la fenêtre, imitant l’assonance d’un poème plein de murmures timides, poème que je n’ai pas lu depuis longtemps et ne veux relire – car je suis beaucoup plus intéressant.

Ce bar est un monde. Des imbéciles gravitent autour des tables. Comme tout est étrange dans les visages banals ! L’ange Azraël va et vient entre les groupes avec une épée noire et personne ne voit comme est fin le fil qui nous attache aux amours, aux affaires, aux vices de chaque jour. Les hommes souffrent d’une cataracte opportune. Le disque tourne, les dés roulent, les bouches boivent. Seu Nunes coupe des tranches de jambon cru. Ça c’est Paris1. When day is done. Il peste.

Ma pensée ouistiti fait des grimaces :

Eh, ouistiti !
qu’est-ce que tu viens faire ici ?
– Je saute par ci,
je saute par là.

1 En français dans le texte. Titre d’une chanson interprétée par divers artistes français, à l’instar de Maurice Chevalier et Mistinguett.

*

L’autre (O outro)

L’homme opaque marche dans l’ombre. La rue humide reflète le sommeil des lampadaires, et à chaque pas un reflet s’enfuit sur la chaussée mouillée, un autre reflet arrive, monotonement. Comme les amours qui meurent et se répètent, comme les idées, comme tout. Des maisons verrouillées de banlieue sont les témoins muets de ce moment, des chats souples dans l’obscurité, aux pattes de velours, l’ouverture fraîche d’un jardin saturé de pluie printanière ouvre son tendre giron, l’haleine de la sève dans la nuit. L’homme passe.

Au pied des foyers de lumière, l’ombre de l’homme s’étend, longue, interminable, avec de fantastiques jambes de bois, jusqu’à toucher l’autre côté de la chaussée et grimper au mur. Mais il ne voit pas le délire de sa propre ombre, il voit seulement les autres ombres attardées dans sa mémoire…

Mille et un visages du passé arrivent sur la pointe des pieds et se penchent sur son épaule avec la malice du mystère. Ils apportent un avis de décès, un « salut ! » indéchiffrable. Et ils pèsent tant que, pour alléger ce fardeau, l’homme soupire, comme un malade qui change de position dans son lit pour déplacer le poids de la fièvre.

Des nuages de poix pesaient si bas que la silhouette se fit bossue. Les pas éveillaient des pas sur la chaussée. La pluie devint plus drue, longue respiration rafraîchissante. Plic-ploc et froissis de l’imperméable. Puis, la clé dans la porte, la montée de l’escalier obscur, en catimini comme un voleur.

L’index sur l’interrupteur fit la lumière. Son paletot enlevé, défaisant son nœud de cravate, il alla jusqu’au miroir.

De l’autre côté, dans le lac encadré, le même Autre, qui était et n’était pas lui…

*

Ne fais pas ça (Não faça isso)

C’était peut-être le poids de ces nuages bas qui écrasait l’air tiède. Ou le poids de la vie ? Il sentait dans sa tête couverte de sueur un paquet de plomb. Il avançait sans savoir comment.

Les rues nocturnes titubaient à chaque pas. Torpeur : les fenêtres curieuses, épiant cet homme dans la nuit, devaient avoir l’air d’une pupille ironique et attentive. Elles imitaient son attitude ridicule. Douloureux sentiment d’abandon : il était, à cette minute, le seul homme qui ne… Bêtises ! Tout était comme avant. Il rentrerait chez lui, et, après une veille inquiète, le plongeon dans le sommeil, tout simplement. Ah, c’est vrai, qu’il n’oublie pas de prendre un comprimé…

Qu’était ceci ? La porte de la maison. Clé. Deux tours. Entrer. Il monta dans le noir, palpant le mur. Il devait être humide, ce mur. Une masse veloutée lui frôlant les jambes : le chat de la pension.

Il entra dans sa chambre et alluma. Le miroir était en face de la porte et, en allumant, son image, dans la clarté soudaine, lui parut plus réelle que son propre corps.

Il approcha, regarda. L’autre regardait, pâle, pâle, regardait dans l’infini des pupilles réfléchies. Était-ce lui ? En y pensant, quelle chose étrange que ce dédoublement sans fin, ce dialogue d’un homme avec son ombre. Sur la surface lisse, l’image vivait : grands yeux fixes, la tête pesant sur le visage fin.

Lentement, l’expression s’altéra. Un frémissement ironique parcourut les lèvres, dans le regard passa un rien de folie, dans la main crispée quelque chose brilla…

Le coup de feu partit de l’image dans le miroir. L’ombre avait tué l’homme.

*

Poème (Poema)

La première porte céda finalement sous mes coups : c’était un bar. Des milliers de lumières se réfléchissaient dans des milliers de bouteilles. Au plafond, l’histoire de tous les vices. Enseveli dans des abîmes de coussins, on faisait ses adieux à la vie tandis que des houris triées sur le volet servaient des poisons. De temps en temps une pluie de pétales, et la magie du parfum aidait à la beuverie subtile. Je reconnus des gens qui m’étaient familiers dans la vie réelle, et qui paraissaient des habitués du lieu.

Et je dis : je renonce !

La porte suivante me révéla un jardin merveilleux, où le soleil illuminait la corolle unique et pure d’une rose.

– Cette rose, dit le Génie, est ton enfance.

Je m’approchai, aspirai l’âme de la rose, mais une bestiole était cachée dans son sein en chou pommé, et atchoum ! à tes souhaits, j’expirai.

La troisième porte s’ouvrit lugubrement : il faisait noir. Nous entrâmes. L’obscurité remplit mes pupilles vides, j’eus peur. Seule la main d’Arhat me retenait à moi-même. Obscur comme avant le soleil. Enfin, loin dans le fond apparut une lueur bleue. Nous marchâmes, marchâmes, la lueur grandissant, grandissant. – jusqu’à ce que parvienne à mon oreille une étrange, une profonde mélodie… De près, cette vision : l’abat-jour turquoise rendait plus livide la tête ridée où les sourcils traçaient deux accents circonflexes, des cordes la main maigre arrachait le chant suprême.

– C’est le violoncelle du Diable, expliqua le Génie.

Et j’ai dit :

– Non, gobelin, ne m’explique pas…

La dernière porte s’ouvrit sur la Galerie des Miroirs. Plafond, murs, sol, tout était miroir. Mon image était si multipliée que j’en perdis le compte. J’étais moi mais mille moi et derrière ceux-là mille encore. Je fus épouvanté à l’idée d’avoir à supporter la compagnie suspecte de tant de moi, quand un seul, franchement, me suffit… Arhat ouvrit la bouche pour détruire le mystère des images mais fut pris d’une crise de hoquet : hic ! hic ! hic ! et je profitai de la confusion pour me déguiser en garçon distrait et sortir par l’escalier dérobé, à l’arrière – jusqu’à ce que je tombe en moi.

*

Autoportrait (Auto-retrato)

Visage à la lumière avec deux yeux alertes
corps et fantôme, le miroir est ton royaume, roi.
Narcisse sourit à l’ombre des moments,
ombre, qu’est-ce qui me regarde comme ça ? Je ne sais pas.

Ici le poète s’arrête et, comme le peintre qui examine la toile depuis une certaine distance en fermant un œil et en inclinant la tête de côté pour trouver l’angle de vision parfait, voit que l’autoportrait est peut-être très ressemblant mais que ce n’est pas pour autant qu’il connaît mieux le modèle. Où est l’original ? Je ne sais pas. Pourtant, c’est la seule retouche juste, ce saillant je ne sais pas tombant à la fin du dernier vers, comme le haussement d’épaules d’une personne reproduisant la geste de l’ignorance.

Cela vaut-il la peine de continuer, alors ? Oui, parce qu’au milieu de ce jeu absurde il se peut que quelque négligence illumine cette figure et que le halo inespéré paraisse. En creusant, qui sait, l’or brillera peut-être ? Le voyant est perdu dans son aveuglement, parfois oui, parfois non.

Autoportrait, que de fois j’ai recommencé ton ébauche entêtée, comme quelqu’un qui dessine sa propre ombre sur le sable ! Tu me surprends dans la tache d’humidité sur le mur, dans le nuage passager, sur la page vide. Tu étais dans le premier livre que j’ai lu, caché derrière les mots, et tu m’appelais par mon nom du fond du puits inversé, d’une voix caverneuse qui n’était déjà plus ma voix. Parfois, tu paraissais sur la vitre illuminée contre la nuit, mais, quand je regardais de plus près, la forme chaude de cette image s’effaçait dans l’ombre.

Soleil dans les cheveux, tête haute
et la ligne sensible de la bouche…

Seulement le masque, ami, le jeu de la lumière ourdissant l’apparence. Là-bas, au fond, frémit la clarté :

Regard profond dans mon regard – est-ce moi ?
Regard vide, plein d’ombre,
regard de qui s’est regardé trop longtemps et s’est perdu.

Sans fin l’effort du peintre. Ouvrier fidèle penché sur l’incertitude inévitable, peins et retouche, efface et recommence. Les yeux dans les yeux, l’image inhumaine sourit.

Tu vieilliras à la recherche de l’évidence masquée. Les veilles attentives et la nuit puissante. Au fond de la toile, il y a toujours un triangle bleu, la feuille verte et une fleur qui va parler. Tandis que la vie t’appelle, Ève mordillant un brin d’herbe, tu continues de creuser le sol du souterrain multiplié en galeries ouvrant de nouvelles galeries. Au loin brille la lueur, mais elle ne supporte pas le regard qui s’approche. Il m’arrive parfois de penser qu’elle se trouve au centre de mes pupilles comme le disque négatif que laisse la fulguration du soleil.

Alors :

Efface ta forme dans le sable,
ferme ces yeux traîtres
et retourne à l’ombre originelle.

*

Encore de la métapataphysique (Mais metapatafísica)

La tête fut créée pour les maux de tête, disait un philosophe constipé. Mais c’est là une opinion personnelle (avec la licence du pléonasme) et je pense quant à moi que la tête a été créée pour ne pas avoir d’opinion, car la vie est si grande et si belle qu’elle accepte et contredit toute opinion. Au même moment, avant que quelqu’un me contredise, je me sens obligé d’ajouter deux qualificatifs : mesquine et laide.

Magali, cela m’a rendu triste de t’entendre dire que tu croyais à ceci et cela : croire veut dire – vouloir que les choses soient comme nous le voulons. Derrière la croyance est l’égoïsme, une idole ventrue adorant son propre nombril. Derrière l’incrédulité se cache toujours un peut-être.

Gratte un peu la foi, tu verras l’estomac. Force le scepticisme, l’oraison paraît. Ainsi, tout est si mêlé que la difficulté est de trouver un falsetto dans l’harmonie complexe. La dissonance sert l’assonance. À y regarder de près, comme les contraires se ressemblent ! La connaissance s’acquiert en mettant noir sur blanc.

Tout cela est bien connu, Magali, pourtant les hommes continuent d’éructer des opinions. Et un autre fait plus curieux encore : même les opinions ont leur utilité, elles servent à savoir de quel côté souffle le vent. Dis-moi quel vent souffle et je te dirai qui tu es…

*

Psitt (Psiu)

La vue claire voit dans toutes choses une correspondance profonde.

Mon univers : formes, couleurs, vue. Dans toute vue, aussi simple soit-elle, existe un principe de vision. Voir c’est intégrer la forme pour percevoir l’essence. Un paysage avec sa diversité reflétée dans la rétine cherche en nous l’unité. Arbre, colline, maison, nuage, ciel. De temps en temps un oiseau passe, signe rapide qu’il convient de déchiffrer. Mais tout cela est seulement la matière que j’emploie pour construire le monde.

Mon univers ! Mes yeux se réveillaient matinaux et lavés par la rosée de la vie. Lyncée ouvre les fenêtres de la tour et le matin entre dans ses pupilles affamées de lumière. Je devais prononcer ton nom dans mon cœur clair comme un lac où l’évidence bleue de la lumière contemple le ciel. Je devais prier ton nom sans penser qu’il y a d’autres paroles, anciennes ou nouvelles, dans ma dévotion. Car je ne suis pas un poète, je suis l’homme. Je viens de la chair et retourne à la terre.

Matin, quand pourrai-je enfin disparaître dans le royaume de ton silence, me dissoudre dans ton harmonie comme ce nuage qui vient de passer et dont personne ne sait où il est ? Silencieuse est la beauté, et nous parlons tant… Il y a un moment où toute parole semble mensongère : c’est quand la beauté de la vie s’entremontre, minute fuyant la vue.

C’est pourquoi je préfère rester dans le paysage comme un lac passif. Aucune pierre ne rayera d’ondulations mon miroir : je suis une pupille innocente et profonde. Je reflète la pureté naturelle des choses sans le moindre tremblement. Je suis la rose au soleil et l’humble jardin au pied du mur. Je suis la trame argentée de la toile d’araignée baignée de rosée.

Ma flûte s’appelle silence. Et j’entends dans le mensonge de la bouche le ban du psitt.

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Feuilles arrachées
(Folhas arrancadas, 1940-1944)

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Place du Paradis (Praça do Paraíso)

Cela s’est passé place du Paradis, un jour.

Le rire était dans l’air, hirondelle. Entre les plates-bandes vertes, des vagabonds tétaient la béatitude du septième sommeil, à l’ombre maternelle des gendarmes. Il y avait une charrette à bras pour le divertissement des prophètes repentis. Et une énorme affiche interdisait de sortir.

La table était mise, le vin servi. Les fenêtres de l’hôpital, épiant entre les arbres, reflétaient le soleil des autres soirées, toutes les mêmes, et un cri très aigu monta au ciel comme un cerf-volant depuis la colline.

Les illusions du bon temps se regardaient sur la rive du lac, sans troubler le miroir calme du sang de leurs blessures. On quittait son nom à l’entrée et les pieds ne laissaient aucune trace dans le sable.

C’est là que j’enterrai le secret des heures qui reviennent, pour un pauvre de cette place, avec la couleur, le son, le goût, le mystère et la torture de l’évocation.

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Le message perdu (A mensagem perdida)

Une page fut arrachée au livre du temps mais, voilà, elle était irremplaçable, capitale ! En vain cherchai-je à quatre pattes, comme un bibliophile, grognant et flairant sous les meubles. Ô tranches implacables des livres !

Une mite en rêve me visita ; du haut du tome épais elle vomit la page dévorée, du ton cynique d’un speaker de radio. Mon ouïe fonctionnait comme un disque et chaque mot était une fulgurance indélébile, une vérité capitale ! J’applaudissais tant et plus, avec la peur de fondre en larmes. La page perdue et à jamais retrouvée, le message télégraphique de l’Éternel à soi-même, était simple comme un sujet de journal. Ô sublime reportage, pensais-je, quand je retournerai dans ma peau, je raconterai tout dans les moindres détails.

Mais retour vers la vallée du lit – le bombardier larguait une à une les grandes roses effeuillées –, le fil de l’évidence se rompit et les mots roulèrent au sol comme perles d’un collier…

Depuis lors, j’ai compulsé les gros tomes vermoulus, parcourant leurs index avec une patience de maniaque. Qui sait… entre deux pages, sur le papier sale et rongé, brillera peut-être un jour le mot que j’attends depuis tant d’années, depuis mes livres cartonnés à l’école.

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Cauchemar du pédant (Pesadelo do pedante)

L’ironie des livres… Épars sur la table ou rangés dans la bibliothèque, ils se créaient des yeux sur le dos pour épier mon visage de chasseur sans chasse. Chasseurs, sachez chasser2. Ils me regardaient, et je voyais à travers les couvertures l’expression particulière de l’auteur, une clarté, une flamme qui était à l’intérieur, des feux de toutes les couleurs, palpitant. Ces feux étaient les âmes reliées. Je possédais dans mon cabinet, sans le savoir, un dépôt d’explosifs. Je pris inconsciemment l’attitude du monsieur dangereux qui stocke des pétards avant de faire son lit sur eux et de fumer sa pipe.

Ce fut une soudaine illumination de nouvelles galeries intérieures, minées, avec la mèche attendant le briquet.

Mais les livres, pendant ce soliloque, transformaient leurs pages en ailes et volaient jusqu’au plafond, retombant sur moi. De façon que, si je n’étais pas mort en me réveillant, c’est seulement grâce à la belle indifférence des fées. Écrasé par la dure montagne en prose et en vers, je me souvins de moi-même, constatai brutalement mon existence et pris la résolution d’agir.

À coups de poing et de pied, j’ouvris une brèche dans les gravats littéraires. Les auteurs consacrés roulaient le long de mes flancs indépendants, roulaient comme des torrents de chaux écaillée et tombaient en poussière sur le sol. Toute la science de l’homme fut réduite en miettes de biscuit, parce que j’avais découvert cette chose si simple : que j’étais moi, c’est-à-dire que j’étais un monde particulier avec mes cataclysmes, mon centre de gravité, les marées de mon caprice cosmique. La vie que les livres prétendaient posséder dépendait de moi, ils étaient ma création de chaque instant car ils vivaient du sang bu dans mes veines ouvertes.

Soudain je sentis ma pensée se consumer dans sa dernière goutte… Et la terre des livres se conjoignit pour ensevelir mes restes vides. Avec bonté, mes amis d’enfance me faisaient signe du haut du remblai avec des rubriques nécrologiques consolatrices, en gras et majuscules. Que la terre lui soit douce, dit une voix.

J’eus encore le temps de demander ma crémation, par un reste de voix. Mais des trompettes claironnaient. Et de moi sortait à présent un grand soupir de soulagement : sur les lignes claires des stores, rayées d’une amoureuse clarté, j’épelai l’indéchiffrable…

2 En français dans le texte. Du fourchelangue bien connu.

L’art poétique sophistique de Paul Valéry

« J’ai toujours fait mes vers en me regardant les faire, en quoi je n’ai jamais été proprement poète. » (Cahiers : Ego scriptor)

On ne saurait mieux dire. Seulement cette attitude a fait école en poésie, et c’est ce qu’on appelle aujourd’hui poésie, improprement. Le poète romantique se regardait vivre, le poète contemporain se regarde écrire.

*

De l’inspiration à l’œuvre

« Le poète n’obéit au mètre qu’en sacrifiant sa pensée initiale. » (Cahiers : Poésie)

Il n’y a pas de pensée initiale, seulement une idée dans le mode par défaut de l’intellect : la pensée est donnée par l’inspiration au cours de l’écriture et n’est pas initiale.

Dans son mode par défaut, l’intellect ne « pense » pas : il brasse toutes sortes de perceptions immédiates mêlées de souvenirs et de vagues cogitations plus ou moins informes. Et toute concentration sur un objet dans l’intellection n’est pas encore non plus de la pensée : souvent il s’agit d’une simple rêverie éveillée. La forme, dont la présence permet seule de parler de pensée, n’apparaît qu’au cours d’un travail de l’intellect : c’est son œuvre qui est la pensée du poète.

L’œuvre résulte d’une inspiration mise en forme par un travail. Ainsi, l’art n’est jamais spontané car c’est un travail. Le travail du poète se caractérise par une « idée initiale » qui est l’inspiration première. Cette idée n’est pas encore une pensée, et le mètre de la poésie versifiée n’oblige à aucun sacrifice à cet égard : il sert au contraire à donner forme à l’idée pour qu’elle devienne une pensée, une œuvre. Le vers est une forme préétablie : en coulant l’inspiration dans la forme du vers, on parvient à une œuvre. En jetant son inspiration sur le papier par écriture automatique, dans le cas extrême des expérimentations du surréalisme, on ne fait que transcrire le mode par défaut de l’intellect. L’intérêt d’une telle démarche est purement expérimental et n’est culturel qu’au sens secondaire d’objet de commentaire pour les spécialistes.

ii

« J’observais que : de même que les opérations purement abstraites, algébriques, aboutissent, dans beaucoup de cas, à de bons résultats de physique, la pensée « physique » n’ayant joué aucun rôle pendant l’intermède analytique, ainsi, des combinaisons verbales essayées et effectuées, sans grand égard à une idée initiale à exprimer, mais avec souci de leur efficacité propre – et, au besoin, avec toute liberté de changer l’idée mère – permettaient de former les objets poétiques les plus « parfaits ». » (Cahiers : Ego scriptor)

Ici, Valéry parle d’idée initiale plutôt que de pensée initiale. Il ne fait pas de différence entre un objet de cognition avant et après une mise en forme, faute d’avoir compris qu’il existe un mode par défaut de l’intellect. Une fois cette remarque faite, on peut dire que la prémisse, dans ce passage, n’est pas complètement fausse, mais une « idée initiale à exprimer » est néanmoins, dans le sens où Valéry l’entend, erronée. Nous avons dit précédemment qu’un poète se caractérise par une idée initiale qui est l’inspiration. Or il ne s’agit pas d’une idée en tant que pensée, comme l’entend Valéry qui emploie indifféremment les deux termes : cette idée n’est pas un programme à exécuter (que le mètre empêcherait de conduire à bien tel quel et obligerait à modifier) car un programme est déjà une pensée. Dans l’idée « je veux exprimer ‘ça’ », ce « ça » n’est pas déterminé dans la phase antérieure au moindre travail de conception. Ce « ça » n’est pas encore une pensée, laquelle résultera du travail consécutif à la volonté ainsi exprimée ; c’est une simple stimulation de l’ordre le plus vague, quelque chose d’informe entre l’image et le langage. Si le poème est réussi, le « ça » existe en tant que forme et par là même en tant que pensée, œuvre.

La prémisse de Valéry n’est pas fausse mais l’auteur se méprend sur la démarche qu’il préconise : il ne s’agit nullement d’une innovation ou d’une rupture avec la pratique littéraire antérieure, mais de la nature même du travail littéraire. Jamais le travail littéraire ne part d’une « idée » au sens de programme à réaliser. Quand je veux exprimer « quelque chose » en poésie, cette chose ne m’est donnée qu’au terme de mon effort d’expression. (C’est pourquoi le qualificatif « didactique » s’applique à une œuvre ratée : est ratée, entre autres, l’œuvre qui s’est voulue la transcription d’une forme dans une autre forme.)

iii

« Grandeur des poètes de saisir fortement les mots, ce qu’ils n’ont fait qu’entrevoir faiblement dans leur esprit. » (Tel quel I)

Oui : c’est la notion de mode par défaut de l’intellect qui l’explique. L’esprit ne « fait qu’entrevoir faiblement » tant qu’il n’entre pas dans un processus de pensée, c’est-à-dire tant qu’il ne sort pas, au moyen d’un effort, du mode par défaut de l’intellection. Le poète est celui qui se met à penser dans la forme du poème, forme qui fait appel à l’inspiration.

« L’inspiration est l’hypothèse qui réduit l’auteur au rôle d’un observateur. »  (Ibid.)

Valéry prévient certes son lecteur qu’il trouvera des contradictions dans ce volume, Tel quel : il s’y trouve surtout un esprit faible. L’inspiration n’est pas quelque chose d’extérieur à l’esprit du poète : c’est purement et simplement la modalité de la pensée dans le travail poétique, une modalité différente du calcul de la pensée mathématique ou du raisonnement de la pensée spéculative. Le mathématicien et le dialecticien sont tout autant des observateurs des processus de pensée auxquels ils se soumettent en vue des fins qui sont les leurs ; dire qu’un poète pourrait se distinguer à cet égard en n’étant plus l’observateur des processus d’inspiration qu’il suit, devenir véritablement poète en étant acteur et non plus simple observateur, est une fausseté. En tant que fausseté, convertie en prescription elle est mauvaise. En réalité, cette « observation » est une pure et simple observance, le respect de certaines conditions pour obtenir un résultat valide. Si bien que, alors que nous avons reproché plus haut au poète contemporain de se regarder écrire, nous ne nous contredisons pas par les présentes réflexions : c’est Valéry qui se contredit en considérant qu’il n’est pas proprement poète du fait de se regarder faire ses vers puis de vouloir rabaisser l’inspiration comme faisant du poète un simple observateur de processus mentaux et non un acteur. Nous répondons à cela que l’observance (observation active) qu’il appelle observation (passive) est la nécessaire attention au travail qu’on est en train de mener.

Pour Valéry, la règle poétique est contraire à l’inspiration. Or c’est l’opposé. Le mode par défaut de la pensée, que le vulgaire appelle sa spontanéité, est une bouillie insignifiante, même chez les meilleurs esprits. Seule la contrainte crée l’inspiration, et c’est la vraie définition de la poésie : une contrainte pour maintenir l’inspiration et lui faire produire des résultats.

Le principe est le suivant : la pensée étant une tension hors du mode par défaut de l’intellect, en dehors de toute stimulation utilitaire dans le monde concret pour maintenir une tension (laquelle stimulation utilitaire a des fins utilitaires car elle est une réponse à un problème concret), la contrainte du mètre poétique a pour but de maintenir cette tension en considération de fins non utilitaires, esthétiques.

iv

« Ce que nous voyons très nettement, et qui toutefois est très difficile à exprimer, vaut toujours qu’on s’impose la peine de chercher à l’exprimer. » (Ibid.)

Ceci décrit une impossibilité. Schlegel : « Pas de pensée sans langage. » D’où résulte que cela seul est net qui est exprimé sans difficulté. – C’est d’ailleurs, avant de l’être de Schlegel, une pensée de Boileau : « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ». Un énoncé clair manifeste une conception parvenue à un degré de maturité suffisant dans la pensée, c’est-à-dire dans un travail de pensée, une tension hors du mode par défaut de l’intellect.

Nous ne prenons pas pour un esprit supérieur celui qui prétend que ses obscurités tiennent à la particularité, à l’originalité de sa pensée profonde, car nous savons qu’il est à lui-même obscur. L’homme se parle à lui-même comme il parle aux autres.

*

Les connaisseurs selon Valéry

« [J]e n’ai visé que des esprits faits, capables de résistance, auxquels je puisse demander de l’effort en récompense du mien, et qui m’inspirassent une certaine crainte de leur jugement. (…) Architectes, peintres, médecins, militaires, géomètres, physiciens, économistes, voire philosophes ; et même (avec toutes les réserves qu’il fallut) ecclésiastiques ont approuvé mes propos et cité mes formules. Je ne parle pas des politiques, car ceux-là n’ont pas d’importance. Ma « gloire » est là : n’avoir pas cherché à enivrer, mais à échanger honnêtement mes produits contre attention réfléchie, en présence d’une susceptibilité critique redoutable, celle de connaisseurs. » (Cahiers : Ego scriptor)

Absurde. Un architecte etc. n’est le « connaisseur » de rien du tout, en tant que tel, en dehors de sa spécialité. En poésie, c’est donc monsieur tout-le-monde, et si sa critique est redoutable, c’est qu’est redoutable la critique de monsieur tout-le-monde. Or Valéry veut ici nous expliquer pourquoi il n’a pas recherché à être lu par « la masse indéterminée des lecteurs possibles ». Ces « esprits faits » ne sont pas faits de telle façon qu’ils puissent fournir un jugement spécialisé sur la production poétique ; ils sont précisément la masse de ceux qui reçoivent une grande partie de leurs opinions en la matière par la critique professionnelle, au jugement desquels la masse se fie. Ce ne sont donc pas des connaisseurs mais, si l’on examine la liste ici dressée, des notables.

Il ne s’agit pas de dire qu’un architecte ne peut avoir des idées sur la médecine ou un médecin sur l’architecture mais leurs idées dans les domaines où ils ne peuvent être appelés a priori des connaisseurs, à moins que l’architecte ait fait des études de médecine d’une façon ou d’une autre, etc., n’ont pas le caractère d’idées de connaisseur mais appartiennent à l’ensemble des idées d’une « masse indéterminée » avec laquelle Valéry prétend ne rien vouloir affaire. Puisque Valéry introduit de cette manière la notion de « connaisseurs », il faudrait dire qu’il n’y a pas de masse indéterminée mais uniquement des connaisseurs, dans la mesure où un architecte, un médecin, un militaire est tout aussi connaisseur de sa propre spécialité que l’est de la sienne un ouvrier tourneur, un employé de banque, un concierge. Aucune de ces spécialités ne touche de près ou de loin au travail poétique et chacun de ces spécialistes a la même légitimité en tant que public de la poésie, c’est-à-dire qu’ils forment tous à cet égard une « masse indéterminée ».

Tous les spécialistes sont égaux devant le domaine non utilitaire, l’esthétique. Ce domaine requiert cependant lui-même un certain apprentissage, une certaine « culture » qui est la culture du goût, mais précisément cette culture du goût ne s’acquiert par aucune spécialisation utilitaire, par aucun apprentissage spécialisé en dehors de l’esthétique elle-même. Les différences, des hiérarchies en la matière ne peuvent se rapporter à aucune connaissance utilitaire spécialisée de « connaisseurs » dans tel ou tel domaine, mais à la seule culture du domaine esthétique. Les notables cités par Valéry ne pourraient avoir un sens critique redoutable en la matière que s’ils consacraient plus de temps que d’autres aux préoccupations esthétiques. Cela pouvait être le cas aux temps d’une « classe de loisir » mais elle n’existait déjà plus guère à l’époque où Valéry écrivait, et de toute façon sa réflexion ne porte pas sur ces « connaisseurs » en tant qu’ils l’étaient devenus par du temps libre consacré aux préoccupations non utilitaires mais en tant qu’ils possédaient des savoirs spécialisés.

(Nous laissons de côté la mention des peintres dans la liste de Valéry, qui ne fait que montrer l’incohérence du propos général. Nous nous bornerons à dire que gagner sa vie, un fait utilitaire, en étant peintre, activité esthétique, donc, selon notre catégorisation, non utilitaire, n’est pas nécessairement contradictoire : c’est parce que les hommes ont des préoccupations esthétiques non utilitaires que certains peuvent gagner leur vie en alimentant ces préoccupations.)

*

Scientisme et Poésie

« Un poème est pour moi un état d’une suite d’élaborations. Ceux que j’ai publiés sont à mes yeux des productions arrêtées par des circonstances étrangères. Et, gardés, je les eusse transformés indéfiniment. » (Cahiers : Ego scriptor)

Valéry n’a donc pas la notion de perfectionnement, les transformations dont il parle ne visent aucune perfection esthétique. C’est pleinement conforme à (1) sa conception mesquine de l’œuvre comme contingente, où le développement personnel du mortel Paul Valéry est présenté comme l’essentiel, et (2) son scientisme, c’est-à-dire l’idéologie du scientisme en général, pour laquelle, la science étant une synthèse inductive continue qui n’a et ne peut avoir de fin, l’idée de fin et de finalité est rabaissée autant que possible. Et le (1) découle du (2) : à défaut d’une finalité de l’art explosée par une approche scientiste de l’esthétique, le fait d’écrire devient une simple hygiène, une façon d’exercer des aptitudes le temps d’une vie.

ii

« L’esprit clair fait comprendre ce qu’il ne comprend pas. » (Tel quel I)

Paradoxe médiocre mais significatif : le scientisme, qui est l’idéologie de Valéry, est toujours sceptique. Et les honneurs d’une société scientiste ne sont dus qu’à ceux qui ne pensent rien et le disent.

iii

Les mathématiques seraient plus totales, seraient plus « l’esprit total » que la poésie ! Il y a une totale absence de culture philosophique chez Valéry, qui l’empêche de saisir les limites des mathématiques, la circonscription de leur domaine dans le champ de la pensée humaine. Cet aveuglement précritique est une caractéristique fondamentale de l’idéologie scientiste.

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Mallarmé : une atrocité sans lendemain. (Valéry, son plus fidèle disciple, sans lendemain.)

*

« Quand le vers est très beau on ne songe même pas à comprendre. » (Cahiers : Poésie)

Comme si un vers pouvait être beau indépendamment de son sens. Comme si pouvait être dite belle en poésie une simple succession de sons. C’est la musique et elle seule qui est belle par le son sans l’entendement.

*

Dessèchement de la fibre morale :
Un art poétique de squelette

« Je considère le sujet comme aussi peu important à un ouvrage littéraire que le sont les paroles de l’opéra (généralement non saisies par l’auditeur – et toujours purement indicatrices). » (Cahiers : Ego scriptor)

Ce paradoxe est un appauvrissement. Fondé sur une observation juste – le caractère secondaire du sujet dans une œuvre d’art –, il tire une conclusion fausse. L’observation elle-même n’est du reste guère nouvelle : qui peut penser un seul instant que les sujets mythologiques de la peinture et de la poésie classiques sont plus qu’un simple prétexte ? Mais il y a un sujet dans le sujet, et c’est ce sujet-là qui importe, en poésie, plus que les résonances acoustiques ou les autres considérations « scientifiques » d’un Valéry. Ce sujet dans le sujet est la connaissance de l’homme en tant qu’être moral.

ii

J’aime la majesté des souffrances humaines.

Valéry prétend que ce vers de Vigny « n’est pas pour la réflexion ». Or ce vers est pour le sens moral et, s’il est beau, ce n’est pas parce que majesté et souffrance sont « des mots importants », ce qui ne veut rien dire, mais parce qu’il exprime une vérité morale. Ce vers ne parle pas de la « rage de dents » mais des souffrances humaines, c’est-à-dire morales.

iii

Ce scientiste froid répudie l’émotion. Or « l’étalage de l’émotion » n’est pas forcément de l’« impudeur », ce qui est le reproche de Valéry à Musset, qu’il trouve vulgaire. Il existe des émotions proprement morales, conformes à la vocation la plus haute de l’homme, et les appréciations de Valéry trahissent la sclérose de son sens moral, le dessèchement scientiste de cette fibre chez lui.

iv
Poète ou hygiéniste ? : L’immortel, moyen du mortel

Pour Valéry, l’œuvre n’est pas une fin mais un moyen, et la finalité de l’œuvre est le « développement » de cet individu qui s’appelle Paul Valéry. L’immortel (au sens où l’on parle d’œuvres immortelles) est ainsi un moyen pour le développement fini d’un mortel. En quoi cette conception est-elle plus élevée que « j’écris pour me sentir bien » ? C’est une conception parfaitement méprisable. L’œuvre est le moyen de l’immortalité dans l’Histoire et c’est pourquoi les contingences de la vie de l’auteur ne sont la finalité et son œuvre le moyen de quelque chose dans cette vie que pour les âmes méprisables.

Si Valéry avait parlé d’un développement en vue de la vie après la mort (l’immortel, moyen de l’immortel), le jugement serait évidemment très différent, mais c’était un bel et bon matérialiste de l’école française.

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Quand Valéry distingue vers trouvés et vers faits, il prétend que sont donnés par Dieu (c’est pour lui une simple façon de parler) ou par la Muse les vers trouvés et que partant de là le poète fait les autres vers. Mais un vers n’est jamais trouvé par quelqu’un qui n’est pas familier avec la contrainte : il faut connaître les règles pour savoir qu’un vers est un vers. Par conséquent, même ce donné (ce « trouvé ») résulte d’un apprentissage et d’un travail, d’un « faire » préalable.

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L’idée d’un écart entre une pensée et le résultat dû à la règle est fausse : il n’y a d’écart qu’entre une conception informe et une forme. La différence entre la prose et la poésie est que la prose produit de la forme dans la considération de l’utilité, tandis que la poésie produit la forme pure et c’est pour cela qu’elle a besoin de règles plus complètes et contraignantes, parce que l’utilitaire occupe le milieu entre l’informe et la forme.

La forme pure est l’Idée platonicienne. On ne l’atteint pas dans la langue utilitaire, et la langue ne peut véritablement cesser d’être utilitaire (tout en se hissant hors du mode par défaut de l’écriture automatique) que par une contrainte gratuite du point de vue de l’utilité. (Cette contrainte n’est d’ailleurs pas absolument gratuite puisqu’on trouve plus gratuit, et absurde, comme de n’employer jamais la lettre « e », par exemple. La contrainte poétique ne supprime aucune des ressources de la langue.)

*

Valéry pense que s’il avait écrit en prose il aurait produit des beautés que la contrainte du vers ne lui a pas permis de produire. Or c’est ce qu’un poète ne saurait dire, parce que le poète sait qu’une telle idée est fausse.

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L’art poétique du behavioriste Paul Valéry, La Mettrie au petit pied, est une faible pensée matérialiste appliquée à la poésie : « idée atomique » de Mallarmé, « la matière littéraire qui est langage », « par analogie avec la chimie »…

Son « absence de culture scientifique » fut une gêne pour ce que voulait faire Mallarmé ! Toute la scientificité du monde ne sert ici de rien : elle n’est qu’utilitaire, empirique. Les formes pures sont métaphysiques.

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Un médiocre acousticien

« Dans le vers c’est la résonance qui importe. Le langage en tant que résonance. » (Cahiers : Poésie)

Soit Valéry parle de la notion physique de résonance et il rabaisse alors le vers à une question de mécanique empirique, soit il entend autre chose et c’est alors du charabia recourant à des notions hétérogènes, hétéroclites. Mais c’est bien la réalité de l’art poétique de Valéry qu’il tend à réduire la poésie à une branche de l’acoustique.

ii

Or, même comme mécanicien-acousticien, Valéry est médiocre.

Il semble que ce soit lui le responsable de la fixation des commentateurs contemporains sur l’assonance et l’allitération. La « poésie pure » que Valéry cherchait à créer manquait nécessairement de fond (le réel concret est impur), les jongleries formelles prenaient donc la première place et pour ces jongleries la rime offrait le principe à étendre, celui de la « résonance », qu’il produirait alors en écrivant et récrivant ses vers de façon que « résonnent » entre elles des voyelles et des consonnes. Travail absurde et contraire à l’euphonie, laquelle demande la plus grande variété de sons possible, c’est-à-dire à supprimer des résonances plutôt qu’à en ajouter. Les résonances excessives introduisent de la monotonie et de la lourdeur.

La résonance à la rime est toujours suffisante dans un vers jusqu’à l’alexandrin de douze syllabes (c’est le savoir légué par notre tradition) ; toute autre résonance sacrifie l’euphonie et ce sacrifice : 1) n’est permis que parce que toute langue comporte un nombre limité de phonèmes et que des résonances sont donc inévitables, et 2) n’est souhaitable, en tant que figure de style, que pour créer un effet déterminé. Dans le célèbre vers de Racine, les serpents sifflants sont présents par le son sifflant des « s » accentués. Or on aurait tort de croire que le vers n’est pas venu naturellement à Racine pendant l’écriture et qu’il a dû beaucoup y réfléchir pour le produire. On aurait tort parce qu’une langue présente un certain caractère onomatopéique : le serpent siffle, en français, plutôt que miaule, parce que « siffler » est une approximation onomatopéique d’un sifflement tandis que « miauler » l’est d’un miaulement. Autrement dit, il n’y a pas d’allitération plus naturelle et nécessitant moins de travail que le spontané « serpent siffle ». Qu’il faille louer Racine d’avoir renforcé dans son texte ce trait de la langue naturelle, au détriment de la langue poétique qui demande quant à elle, à l’intérieur des vers résonnant entre eux par les rimes, la plus grande variété, est en réalité parfaitement douteux au point de vue de l’art.

Quant à ceux qui se livrent à ce genre de petites constructions dans le vers « libre », ils sont comiques car le vers était dit libre parce qu’on prétendait avoir fait litière des contraintes. Or ce n’est pas une liberté que de s’astreindre à l’ajout d’assonances et allitérations, même si cette contrainte-là n’obéit à aucune règle prédéfinie (sinon le principe primitif « plus y en a, mieux ça vaut »). C’est une pure et simple absurdité qui nécessite, du côté du récepteur, un professeur de lettres contaminé par les Cahiers de Paul Valéry. – Voir aussi les commentateurs ingénus qui parlent de leur poète comme d’un pourfendeur de formes désuètes, carcans, corsets, quand ce poète est par exemple Victor Segalen qui, dans ses Odes, remplace l’alexandrin 6+6 par un alexandrin 5+7… Il est certain que cet alexandrin 5+7 est une nouveauté, mais qu’un tel remplacement d’une forme imposée par une autre présente le moindre intérêt, c’est ce que le commentateur est bien en peine d’expliquer. Quel commentateur dira jamais comment un poète a pu en venir à la haine (c’est ce que prétend le commentateur) d’une forme 6+6 en raison d’une préférence pour une forme 5+7 ?

Nota Bene. Quand nous parlons du langage poétique opposé au langage courant, nous nous plaçons au point de vue de Valéry lui-même, qui dit avoir recherché la difficulté dans son activité littéraire, et pour qui, par conséquent, une langue littéraire se distingue forcément de la langue courante en raison d’une difficulté la produisant. (Recherche de difficultés qui ne l’a pas empêché de publier et republier des vers faux, dans l’Album de vers anciens, qui avaient d’abord paru en revue.)

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« Un ouvrage littéraire se propose comme une spéculation linguistique » : c’est de l’autisme. Et cet autisme est devenu la marque de l’exégèse littéraire.

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On rend célèbre celui qui, dans son Monsieur Teste, dit qu’il ne faut pas le devenir, parce que c’est ce que veulent entendre ceux qui ne le peuvent.

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« La syntaxe est une faculté de l’âme. » (Tel quel I)

Cela n’avait pas été relevé avant Valéry parce que c’est la moins importante des facultés de l’âme.

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Les arguments du scepticisme philosophique sont tout aussi rigoureux que la science, ses paradoxes sont insolubles, mais n’empêchent pas la science d’obtenir des résultats. Cela s’explique par l’idéalisme transcendantal. La vérité du scepticisme philosophique, c’est qu’un matérialiste ne peut en effet rien connaître. C’est ne rien connaître que ne pas connaître le tout car on ne peut connaître les parties que par le tout qu’elles forment et qui commande leur existence de parties. Or pour le matérialisme la connaissance est la science, une synthèse inductive continue.

Prenons ce que dit Valéry de l’esprit « capable de saisir la complication de son cerveau » et qui est « plus complexe que ce qui le fait être ce qu’il est » (Tel quel I). Valéry veut dire que le fonctionnement empirique du cerveau est plus complexe que la pensée, et c’est vrai parce que le monde des objets, la nature est une synthèse en cours dans l’intuition et que cette synthèse s’opère sur une échelle métrologique infinie dans toutes ses directions et dimensions. C’est justement pourquoi la nature n’est pas le domaine propre de la raison prééminente, laquelle est la raison pratique morale.

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Une exégèse scientifique, c’est-à-dire l’application de la méthode scientifique à la poésie, à l’esthétique, relève du stade précritique de la pensée : son produit est aussi vain et aussi stérile que la vieille métaphysique précritique. La Critique de la faculté de juger, troisième et dernier volume de la Critique de Kant, a précisément été écrite pour mettre en garde contre un tel travers.

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Des réflexions critiques antérieures sur la pensée de Valéry se trouvent à Philosophie 7 : « Spectacle de Variétés : Paul Valéry ».