Le passage d’Alaric et autres poèmes de James Rennell Rodd

Le poète James Rennell Rodd (1858-1941) appartenait au cercle d’Oscar Wilde à l’Université d’Oxford. L’auteur du Portrait de Dorian Gray, qui n’était à l’époque connu que pour des poèmes, rédigea une longue préface au premier recueil de son ami, Rose Leaf and Apple Leaf paru en 1882, dans laquelle il expose sa propre théorie poétique, un texte qui présente donc un intérêt majeur pour les spécialistes et amateurs d’Oscar Wilde. Cette théorie est d’ailleurs purement et simplement celle de ce qu’on appelle en France le mouvement parnassien, ou de l’art pour l’art, et qui reçut en Angleterre le nom d’« école esthétique ».

Plus tard, Rennell Rodd désavoua cette préface, expliquant qu’elle ne représentait pas ses propres vues, et chercha à la retirer des éditions postérieures de son volume ; il se pourrait que le procès de Wilde en 1895 ne fût pas pour rien dans ce reniement. Il est avéré que Wilde relut les poèmes du recueil et suggéra des changements (il obtint notamment le retrait de deux poèmes). – Bien que les poèmes de Wilde sortis en recueil en 1881 eussent reçu un bon accueil, le célèbre écrivain se laissa dissuader de poursuivre dans la poésie. Cette partie de son œuvre est aujourd’hui relativement méconnue par rapport à son théâtre et à sa prose, à l’exception de la Ballade de la geôle de Reading sortie en 1897, qui passe pour un chef-d’œuvre de la poésie de langue anglaise. Wilde a écrit peu de poésie, pour ainsi dire pas du tout, entre ses premiers poèmes et son chant du cygne qu’est la Ballade. La réussite de ce dernier texte montre à quelles hauteurs il aurait pu élever la poésie anglaise s’il ne s’était laissé dissuader et avait pratiqué le genre plus assidument, mais ce qui est perdu d’un côté est gagné de l’autre puisque son œuvre en prose est certainement l’une des plus intéressantes de la langue anglaise de l’époque. Pour savoir si ce fut dans l’ensemble une perte, il faut avoir un avis sur la supériorité de l’un ou l’autre genre. Toujours est-il que Rennell Rodd était à bonne école.

Certains ont voulu voir dans ce recueil de 1882 des tendances homoérotiques. Il ne nous semble pas que les passages en question aillent au-delà de ce que l’on connaissait à l’époque sous le nom d’« amitiés particulières » entre pensionnaires d’écoles non mixtes, amitiés qui peuvent paraître à des yeux contemporains assez particulières en effet par l’espèce d’intensité sentimentale dont elles témoignent entre garçons et qui était, à l’époque, à la fois découragée, souvent, en raison de ce vers quoi elle risquait de tendre mais aussi entendue, dans des limites vigilantes, comme quelque chose d’entièrement différent de l’homosexualité. Il semble évident que la fin de la non-mixité ainsi que, d’ailleurs, de la réclusion des élèves dans la plupart des établissements scolaires a mis fin entre-temps à ce genre d’amitiés. (La dernière expression littéraire du phénomène pourrait être la pièce de Montherlant La ville dont le prince est un enfant, qui se passe dans un internat catholique et date de 1951.) Cependant, le procès de Wilde ayant levé le voile sur l’homosexualité de ce dernier, il est tout à fait possible que son intervention littéraire dans le recueil de Rennell Rodd ait également consisté, dans quelques poèmes qui pouvaient s’y prêter, à tirer l’expression de l’amitié vers autre chose. Le procès de Wilde, le scandale furent si retentissants justement parce que, au-delà des poncifs sur le moralisme de la société victorienne, Wilde avait été le mentor d’une génération de poètes de bonne famille et que l’on découvrait soudain ou croyait découvrir qu’il s’était servi de cette position pour introduire dans l’expression littéraire de l’amitié par ses « disciples » des attractions d’une autre nature. De nos jours, qui dit Oscar Wilde et ami de Wilde sera bien sûr conduit sur la voie d’une certaine interprétation biographique en lisant tel ou tel passage d’un poème, mais c’est surtout parce qu’il ne semble plus possible de concevoir une amitié qui soit véritablement source d’investissement affectif entre personnes du même sexe.

À côté de la poésie, Rennell Rodd est l’auteur d’une œuvre historique et critique d’érudit, informée notamment par son activité d’ambassadeur et ses voyages. Il est en particulier l’auteur de travaux sur la Grèce, de l’Antiquité jusqu’à son temps. Ce sont vraisemblablement ces travaux d’érudition ainsi que sa carrière diplomatique, plutôt que la poésie, qui lui valurent d’être anobli, avec le titre de premier Baron Rennell, et de siéger à la Chambre des Lords.

Les traductions qui suivent sont tirées de trois de ses recueils, dont celui que nous venons de présenter.

Nous donnons au présent billet le titre d’un des poèmes, à thème historique, paru dans un recueil de 1891. Alaric, roi des Wisigoths, fut responsable du premier démembrement territorial de l’Empire romain après le sac de Rome en 410, la Septimanie, qui recouvrait au temps de sa splendeur de vastes contrées de ce côté-ci des Pyrénées, dont celles auxquelles un élu et potentat local voulut redonner le nom de Septimanie il n’y a pas si longtemps, ainsi que de larges parts de l’Espagne. S’il est permis de parler de soi dans une introduction de ce genre, par mes racines l’évocation de cette figure historique est quelque chose qui me touche, en raison de la présence tutélaire de la « montagne d’Alaric » dans les Corbières mais aussi d’un souvenir plus personnel, quand mon grand-père Cayla cherchait de temps à autre à intéresser ses petits-enfants à la langue occitane et qu’il lui arrivait alors de réciter des bribes d’un poème qu’il connaissait de quelque félibre que je n’identifie plus (était-ce Jasmin ?), poème dont le refrain ou plutôt la chute est un inoubliable Alaric cric cric

Portrait de James Rennell Rodd, lithographie d’après un dessin de Violet Manners, Duchesse de Rutland, 1891. Source : National Portrait Gallery, Londres.

*

Feuille de rose et feuille de pomme
(Rose Leaf and Apple Leaf, 1882)

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Dans le Colisée (In the Coliseum)

Ndt. Le Colisée de Rome était l’amphithéâtre où l’on venait assister aux combats des gladiateurs. Les galères évoquées dans le poème sont celles d’un combat nautique tel qu’il s’en organisait aussi en ce lieu.

La nuit se dissipe ; seul, je suis assis parmi les ruines.
En contrebas, l’ombre d’arches tombe
du noir contour des murs brisés ;
et le clair-obscur recouvre la pierre rongée par le temps
depuis une arche à mi-chemin à travers laquelle regarde la lune,
bouclier d’argent dans le bleu profond.
C’est l’heure où des fantômes se lèvent
– rangs après rangs de morts silencieux – ;
les nuages leur font un auvent déployé ;
regarde dans l’ombre avec des yeux éblouis de lune
et tu verras les convulsions des corps en souffrance
dans cette tragédie sanglante, encore et encore.
Les galères spectrales se lancent et se heurtent,
l’Empereur est sur son siège d’or,
ses doigts jouent avec les cheveux de ses femmes,
l’eau est rouge de sang sous ses pieds –,
jusqu’à ce que le long cri de la chouette meure avec la nuit
quand une dernière étoile attend la lumière de l’aube.

*

Le tombeau du roi de la mer (The Sea-King’s Grave)

Surplombant la côte sauvage, sur les confins occidentaux se trouve
le vert tumulus de l’homme du Nord, un bosquet d’ifs à son sommet.

Et j’entendis son histoire dans le vent dispersant le sel des vagues,
arrachant des lambeaux aux branches craquantes sur la tombe du roi de la mer ;

fils de ces Vikings vieux comme le monde, farouches seigneurs de la mer,
qui naviguait sur un vaisseau à proue de serpent, avec la terreur de vingt épées.

Des fjords de l’hiver sans soleil ils vinrent dans la tempête glacée
jusqu’à ce que l’ombre d’Odin fût passée sur toute la surface des mers du globe

et qu’ils parvinssent aux mers intérieures, sous les cieux méridionaux,
et vissent les princes chétifs de leurs triomphaux yeux bleus.

Et l’on dit qu’il était vieux et royal, et qu’il fut un guerrier toute sa vie,
mais le roi qui avait tué son frère vivait encore selon les coutumes des îles.

Il sortit d’une centaine de batailles et mourut dans sa dernière quête sauvage,
car il avait dit : « J’aurai ma vengeance et me reposerai après. »

Il expira lors du voyage de retour, le roi des îles étant mort ;
avait bu le vin du triomphe et sa coupe était le crâne du roi des îles.

Il parla du chant et des célébrations et de la joie des choses à venir,
et trois jours durant sur les eaux ils ramèrent sur une mer d’huile.

Jusqu’à ce qu’un nuage se levât de la côte et soufflât une bourrasque,
et l’écume battit les rames, et le murmure du vent était fort,

comme la voix du tonnerre au loin, jusqu’à ce que l’air trépidant se réchauffât,
et le jour était sombre comme au crépuscule, et le dieu sauvage cavalait dans la tempête.

Mais le vieil homme riait dans le tonnerre, son casque sur la tête,
brandissant son épée sous les éclairs, l’autre main posée sur la proue peinte.

Et les flèches du dieu de la tempête fusèrent dans les cieux saturés de flammes,
tombèrent sur son harnois usé dans les batailles et luisirent dans ses yeux incandescents,

et sa cote de mailles et son casque à cimier, ses cheveux et sa barbe rougeoyèrent ;
ils dirent : « Odin appelle » et il tomba mort.

C’est là que, dans son armure, ils l’étendirent pour son dernier repos,
avec son casque aux bois de renne et sa longue barbe grise sur sa poitrine ;

Son catafalque était le butin des îles, avec sous son corps une voile pour tout linceul,
et une rame de sa rouge galère, et l’épée dans le fourreau.

Et ils enterrèrent son arc avec lui, et plantèrent le bosquet d’ifs
pour la tombe du puissant archer, un arbre pour chaque homme de son équipage ;

Là où les falaises sont le plus dénudées, où les oiseaux de mer volent en cercles
et les rochers luttent contre les flots dans la tempête, dents grises et déchiquetées ;

où les énormes rouleaux de l’Atlantique balayent la côte et le brouillard enveloppe
la colline du tumulus herbeux où poussent les ifs de l’homme du Nord.

*

Dans une église (In a Church)

C’est ici que fut dressé le premier autel à la Vierge Marie ;
et je vais m’assoir un moment à ses pieds
car dehors le vent souffle dru dans la rue étroite
et des nuages de tempête s’amoncellent, venus de la mer.

Il est plaisant de regarder ces rustiques prier
tandis qu’à travers les carreaux voilés de pourpre tombe
la longue lumière du soir et que les murs dorés
s’assombrissent, pleins de rêves, dans la fin du jour,

jusqu’à ce que l’éclat marmoréen des colonnes s’estompe
et que leurs lignes deviennent douces et mystiques – fantômes
présidant au service des cultes changeants,
de la déesse cyprienne à Marie Reine.

Mais pour moi cette colonnade de l’ancien monde
semble s’ouvrir à nouveau sur des cieux bleus d’été,
ces autels s’évanouissent, et sur le sol poli
je vois les lignes en damier de l’ombre et de la lumière.

Il me semble voir le Libyen aux noirs sourcils se pencher
pour rafraîchir les brûlures torturantes du fouet,
je vois les fontaines qui jaillissent et brillent,
le bruissant bercement des cyprès tout autour.

Mais à présent, là, ce moine aux pieds nus
est devenu l’esprit qui hante le lieu ;
Ah ! moine à robe de bure, au visage rasé,
les saints sont las du marmonnement de ta prière.

Des cloches des mâtines au lent déclin du jour
il reste assis et palpe son infini chapelet,
murmurant la cadence monotone de son credo
en dodelinant de la tête à chaque phrase familière.

Mais si la déesse dont la blanche étoile s’est éteinte,
dont le sanctuaire fut pillé pour ce sombre autel
pouvait regarder d’en haut ces lèvres tiennes
et entendre ton chuchotis, regretterait-elle quoi que ce soit ?

Un vague chœur vint frapper mon oreille,
et lentement s’approcha depuis la lointaine porte d’entrée
un halo de formes grises, telles des fantômes,
portant un mort sur son pourpre catafalque.

Un pauvre, si bien que guère plus qu’une mince fumée de bougies
spiralait vers le plafond à côté du suaire sans cercueil ;
soudain un coup de tonnerre retentit,
couvrant le marmottement du prêtre qui parlait.

Puis les pas traînants repartirent
sous les éclairs, à travers les flaques et le vent,
et tandis que je restais derrière sous le porche
le mort voyagea dans la tempête et la pluie.

Rome, 1881

*

Sur les collines de la frontière (On the Border Hills)

L’obscurité s’épaississant parmi les arbres
couronnant les monts de la frontière,
l’air est plein des images que fait naître la brume,
formées et transfigurées dans les lueurs du crépuscule.
Qui sont ces guerriers fantômes cavalant avec ardeur ?
qu’est ce casque brimbalant, que sont ces cheveux d’or rouge,
ces lances flamboyantes, ce lointain son de cor
qui meurt emporté dans la brise légère ?

Lentement la nuit descend avec ses ailes de brouillard
sur le faîte de la colline, où poussent les ifs ;
autour de leur cercle hanté par les ombres s’attarde
la rumeur d’un malheur oublié,
vieux comme la guerre de ces rois de la frontière
tués dans les sombres vallées en contrebas.

*

Longtemps après (Long After)

Je vois planer tes bras blancs
en musique au-dessus du clavier,
tes longs cils s’abaisser, cachant
l’azur de mers en été,
les douces lèvres séparées
qui tremblent quand tu chantes :
je ne pouvais qu’admirer,
tu étais si belle.

Toutes ces longues années,
le rêve est resté vivant,
je peux encore entendre ton rire,
te vois encore à mes côtés,
un lys caché sous
les vagues des cheveux d’or ;
je ne pouvais qu’admirer,
tu étais si étrangement belle.

Je garde les fleurs que tu mêlas
à ces vagues d’or,
leurs feuilles sont sèches et sans couleur,
elles ont vieilli comme notre amour.
Nos vies sont séparées,
les années sont longues, pourtant
je ne pouvais qu’admirer
et ne peux oublier.

*

“Ερωτος” Ανδρος

Le vent d’automne soupire
dans le tremble trémulant,
les hirondelles vont voler
vers leurs mers de l’été ;
les raisins commencent à mûrir
sur la treille au-dessus de moi,
et sur mon front ont battu
les ailes de l’amour.
Ô vent, si tu la vois,
murmure-lui ce que je chante !
Hirondelle, vole à sa rencontre
et rapporte-moi ses mots au printemps !

*

Un rêve étoile (A Star-Dream)

Il y eut une nuit où toi et moi
avions les yeux fixés là-haut,
quand nous étions enfants, et le ciel
alors n’était pas si loin.

Nous regardions le sombre azur profond
derrière les carreaux de la fenêtre
et dans notre rêverie se coula
l’esprit des étoiles.

Nous ne voyions pas le monde endormi –
nous étions déjà là-bas !
Nous ne trouvions pas la pente rude
en gravissant cet escalier d’étoiles.

Et, d’abord faiblement et par instants,
puis doux et sonore et proche,
nous entendîmes l’harmonie éternelle
que seuls entendent les anges ;

Et nous trouvâmes pour te parer
maintes nuances de mainte gemme,
et maint diadème splendissant
à poser sur ta tête.

En bas, lointains et vagues,
nous voyions les nuages épars ;
je devins une étoile filante
et tu devins ma lune.

Ah ! as-tu trouvé nos cieux étoilés ?
Où es-tu depuis toutes ces années ?
Ô lune de tant de souvenirs !
Étoile de tant de larmes !

*

Endymion

Elle vint à moi au milieu du jour,
penchée sur les eaux d’un lac de montagne,
où réfléchie dans les jeux des ondulements
je vis cette chose si belle, tout près.

Je vis les eaux clapoter autour de ses pieds,
leurs cercles s’agrandir et mourir,
je vis le miroir et le reflet se rencontrer
et j’entendis une voix, tout près.

Alors, moi, Endymion, qui me baignais là,
à moitié caché dans la fraîcheur du lac,
je regardai, rejetant mes longs cheveux en arrière,
et je sus qu’une déesse parlait.

Une forme blanche, incomparable, supérieure
aux plus belles créatures de l’imagination,
la parfaite vision d’un rêve d’amour
avançait parmi les cercles de l’eau.

Elle murmura des mots doux, m’attira dans ses bras,
ses bras blancs m’étreignant en longue caresse,
et me conquit, consentant, par ses charmes magiques
de parfaite adorabilité.

Alors reposa sur mon sein une poitrine palpitante,
les collines vacillèrent et les bois roulèrent
car la nostalgie de ses deux yeux glorieux
s’empara de mon âme.

C’est seulement quand la nuit tomba
sur l’argent du lac de montagne
et qu’entre les pins de l’agreste vallon,
froide et claire, monta la lune

que je me vis seul sur la plage irrorée –,
partie sans mot dire, ainsi qu’elle était apparue – ;
et je passai des soupirs au sommeil,
avant l’aube d’un matin d’été.

Quoi d’étonnant si je ne trouve plus belles
les filles habitant entre ces montagnes et ces mers ?
si je n’aime ni ne suis aimé, plutôt
que de chercher mon bien parmi celles-ci ?

Quoi d’étonnant si l’éclat de ces grands yeux
fait paraître froides les autres pupilles ? L’amour perdu
pour le rire franc n’a plus que des soupirs
dans les temps à venir.

Pourtant cela vaut mieux, de beaucoup ; aucun regret
ne peut entrer en mon cœur pour ce doux souvenir,
seulement des soupirs pour le soleil qui se couche
derrière le lac de montagne.

***

Mais c’était hier matin, la nuit suivante
descend lentement sur cette côte bleue ;
le silence se fait dans la lumière pâlissante,
il n’est d’autre joie que le sommeil.

– Je ne peux supporter son beau visage dans le ciel
derrière l’ondulation somnolente des arbres –,
une douce brise me baise près des yeux lourds,
une reposante brise d’été.

Que signifie cette apathie de sommeil sans rêves ?
– Un brouillard passe sur le lac, sur la rive, indistincts,
jusqu’à ce que mes yeux en se fermant oublient de pleurer –
Oh, ne me réveillez plus !

*

Désillusion (Disillusion)

Ah ! que ne ferait la jeunesse
pour hisser ses voiles pourpres,
quitter les roucoulantes colombes,
le chant des rossignols,
un calme pays de bosquets
pour les vents bruyants entrechoqués
parmi les vagues qui écument et tumultuent
sur les océans de la vie ?

Des baies calmes aux sables d’argent
se précipitent des torrents sauvages
vers les rochers où sont échoués des navires,
les tourbillons où des hommes se noient.
Au loin, entourées de collines,
se trouvent les portes du havre doré,
et au-delà, sans limites,
sans rivages, les mers du destin.

Ils mettent la barre vers ces lointaines contrées
dans les courants de l’été
et rêvent à des îles de fées
de l’autre côté, bien loin.
Ils ne voient que la lumière du soleil,
l’éclat de lingots d’or,
mais l’autre côté est illuminé par la lune
et la pâle lueur des étoiles.

Ils ne prendront pas gare à l’avertissement
que chaque vent rapporte de là-bas
car l’espoir naît avec le matin,
le secret leur est caché.
En tourbillon indescriptible
ils passent la bouque étroite
vers la mer de la désillusion
au-delà des portes.

*

Portrait de James Rennell Rodd
par Antonio Mancini, 1885.

*

La Madonne inconnue
(The Unknown Madonna, 1888)

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Nuit de Noël (Christmas Eve)

Étude allemande

Petite mère, pourquoi dois-tu sortir ?
Les enfants jouent près du lit blanc,
le monde à Noël est joyeux,
que vas-tu faire dans le vent et la neige ?

Ils dorment à présent à la lueur des braises,
rêvant dans leur extase d’enfant,
car des miracles se produisent la nuit de Noël :
petite mère, pourquoi dois-tu sortir ?

Les flocons tombent, la nuit est avancée.
Ô frêle figure aux pieds mouillés,
où te conduisent tes pas pressés sous les lanternes,
passant la porte des remparts ?

Il fait triste et froid où les chers défunts reposent !
même s’il fait assez clair pour y voir, grâce à la neige :
mais que viens-tu faire avec cet arbre de Noël
sur le petit tumulus qui sert au bébé de lit ?

Un arbre de Noël avec des décorations dorées ! –
Oh, comment n’aurais-je pas une pensée pour toi
quand les enfants dorment en leurs rêves d’allégresse,
pauvre petit tombeau d’un enfant de seulement douze mois !

Petite mère, ton cœur est courageux.
Tu embrasses la croix dans la neige emportée,
t’agenouilles un moment, te lèves et pars,
laissant ton arbre sur la petite tombe.

Tandis que les vivants dormaient près de l’âtre
et que la neige tombait sur ton jouet de Noël,
je pense que son ange a pleuré de joie,
car tu te souviens de celui qui est mort.

*

Le sortilège d’une chanson (The Song’s Spell)

Où as-tu appris cette musique ? – car elle a transporté
ma rêverie vers le passé sur des chemins d’automne,
touché des cordes longtemps silencieuses, et des larmes oubliées,
rappelé d’indistinctes vallées où poussent des violettes mortes,
m’a pacifié par une lumière crépusculeuse, comme si elle savait
le secret de mon cœur et avait soupiré
de sympathie, et quand elle s’arrêta
il me semblait que mon âme aussi chantait.

Où as-tu appris cette musique, pour ainsi rappeler
des pensées depuis longtemps recluses dans le silence et la soumission ?
Oh, telle devait être la musique de Blondel1 aux portes du donjon ;
ainsi résonna le chant du trouvère captif,
en échos le long du rempart baigné de lune
sur un lointain rivage peuplé de légendes.

1 Blondel : Blondel de Nesle, trouvère du treizième siècle qui aurait été attaché au roi d’Angleterre Richard Cœur de Lion.

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À G. L. G. (To G. L. G.)

Moins souvent, à présent, les années qui passent
ajusteront nos pas ensemble,
et rarement désormais la vieille voix
salue l’arrivée de l’hiver.

Mais l’amitié scellée en d’autres temps,
aux jours de l’espoir naissant,
ne quittera pas les chemins parcourus
pour les fumées des nouveaux caprices.

L’espoir faisait signe de toute part, cher ami,
et nous avons suivi sa lumière,
et connu la tombe, aimé les cœurs réjouis
partagé les larmes et le rire des hommes.

Nous avons placé haut nos jeunes idéaux
et, si le but fut plus élevé que notre vol,
ne pas croire était ne pas tenter
et quelque chose nous récompensera :

ce que nous avons trouvé trop difficile à atteindre,
et ce que n’avons pu gagner,
nous attend sans doute quelque part pour nous apprendre
que la fin est le commencement.

Nous avons commis des erreurs, étant jeunes, mon ami,
mais elles ne nous survivront pas,
le pire que nous ayons fait n’était pas si grave –
le monde peut bien nous le pardonner !

Longues soient les années avant notre séparation !
Le temps fasse paisible notre amitié !
Je n’ai jamais aimé un cœur plus véridique
ni souhaité un meilleur ami.

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La couronne violette
(The Violet Crown, 1891)

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Ndt. Ce titre évoque « la ville à la couronne violette », Athènes, ainsi surnommée en raison des collines qui l’entourent. Le recueil est presque exclusivement consacré à la Grèce, soit antique soit plus moderne (avec notamment des chants imitant la poésie des klephtes).

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Délos (Delos)

Nous sommes venus sur une île de fleurs
reposant dans une transe de sommeil,
dans un monde oublié du nôtre,
loin sur une mer de saphir.

Cette île n’avait point d’habitants,
et aussi loin que portait le regard
du rivage jusqu’aux terres du centre
on n’apercevait le moindre arbre ni arbuste.

Ses terres étaient depuis longtemps incultes
et la canicule avait asséché ses ruisseaux,
mais la vesce, la gourde et la mauve
s’étaient répandues sur les collines.

Toute l’étendue de ses côtes
du haut des falaises au rivage
était couverte de rouge par la profusion
des pavots, jusqu’à la mer ;

Chaque fleur pressait sa voisine,
et les calendulas pointaient au travers,
si bien que l’écarlate et le jaune
sous eux cachaient le vert.

Était-ce là le cœur d’une nation,
le premier des sanctuaires d’antan !
ce jardin de désolation,
cette ruine de pourpre, et d’or ?

Au-dessus de la cuvette de roche
toiturée par des mains de Titans,
le berceau du défunt Apollon
contemple encore ses silencieux domaines.

Le lac sacré repose, solennel,
parmi une confusion d’autels tombés,
où le fût de chaque colonne brisée
est étreint par la vigne sauvage.

Elle vit dans les rêves qui la hantent,
cette île de la naissance du Dieu-soleil,
elle vit dans les chants qui la louent,
terre la plus sacrée de la terre.

Mais les sanctuaires, sans nom, sans souvenir,
sont des ruines sur un rivage inculte,
et les idéaux morts dorment
pour toujours et à jamais.

Aussi le Printemps, dans sa pitié,
a-t-il caché ce fantôme de marbre
et répandu sur la cité sainte
la fleur du sommeil et de la mort.

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Ndt. Comme quelques autres pièces du recueil, le poème Délos est accompagné d’une note en fin de volume. En l’occurrence, il s’agit d’une entrée du journal de voyage du poète en Grèce.

« La Délos mineure, l’île sacrée, est un rocher de granit, d’une hauteur considérable dans la partie centrale du Cynthe, qui fut le berceau des deux enfants de Latone. De loin elle paraissait nue et dépourvue d’arbres, mais en approchant nous découvrîmes que c’était l’île des fleurs par excellence : partout entre les blocs de granit poussaient d’innombrables calendulas et pavots écarlates. À l’exception du gardien solitaire dans sa cabane au milieu des ruines, l’île n’a pas d’habitants réguliers, mais quelques bergers de l’île voisine de Mykonos y viennent de temps en temps avec leurs troupeaux pour les faire paître et récolter une maigre moisson. … À mi-chemin sur la pente du Cynthe se trouve la grotte, ou, plus exactement, le primitif temple troglodyte du Dieu-Soleil, probablement le plus ancien lieu de culte de la Grèce. Devant se trouve une vaste étendue de ruines, les bases et fondations de ce qui a dû former un ensemble de bâtiments aussi grandiose que le monde en pouvait montrer : colonnes tombées, corniches brisées, masses de pierres taillées et travaillées empilées les unes sur les autres dans une confusion indescriptible. … Le grand temple d’Apollon peut encore être identifié, le reste demeure objet de conjecture – De mon Journal en Grèce. »

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Sylla dans Athènes (Sulla At Athens)

Ndt. Poème historique situé au moment de la guerre entre Rome, dont les légions étaient conduites par le général Lucius Sylla, futur dictateur, et le roi du Pont Mithridate, guerre qui donna lieu en 87-86 avant J.-C. au siège et au sac d’Athènes par l’armée romaine.

Assis sur la roche en terrasse de la Pnyx,
le vainqueur effrayant, prêt à venger impitoyablement
la gangrène de sa nature dans le sang des hommes,
Sylla aux mains rouges. Le casque romain
obombrait son visage lépreux et ses yeux,
perçants comme ceux d’un aigle, regardaient la fauve fumée
du Pirée en contrebas couvrir le soleil,
les portes de la ville, minées, tombant l’une après l’autre.

D’une rive à l’autre, du Sounion à Thèbes,
le pays était dévasté, en sang. Le long des quais,
sinistres squelettes aux flancs calcinés, flottants,
les carcasses de bateaux fumaient. Des esclaves affamés
suant sous les coups de fouet des légionnaires,
travaillaient pour de nouveaux maîtres, abattant les grands murs,
les bras longs et forts d’Athènes que son Thémistocle
avaient étendus pour garder son trône sur les mers.

Car Rome avait parlé. Et la voix du destin
était celle de Lucius Sylla, et ces lèvres finement dessinées
étaient impitoyables comme la mort. Vaine toute requête
d’amnistier l’offensante rébellion, de renoncer
à sa vengeance froidement planifiée. Trop longtemps
le peuple assiégé avait combattu avec l’énergie du désespoir :
à présent, émacié par la faim, silencieux, courbé, entassé
dans sa cité condamnée, il attendait sa fin.

Quelques rares fois un groupe suppliant s’approchait –
épouses pâlies, faméliques aux nourrissons pressés contre leurs sèches poitrines,
jeunes vierges aux cheveux dénoués et les yeux hagards – ;
elles se prosternaient à distance respectueuse dans la poussière,
se frappant le sein, lançant des bras blêmes au ciel,
des mains implorantes tendues. Mais aucune ne passa
le barrage des licteurs, et le ciel vide
recevait seul leur supplique inutile.

Les prêtres venaient ensuite, graves et courbés par les ans,
montrant les rides de leurs fronts décatis,
implorant sa pitié pour les temples antiques,
les autels des héros en tous pays renommés ;
de crainte que ne s’offense la déesse au funeste renom,
irritée d’une omnipotence usurpée.
Il écoutait indifférent ; il ne méprisait point le désespoir humain
mais leurs propres dieux n’étaient pas plus sourds aux prières.

Or, tandis qu’allaient et venaient ses capitaines
ou qu’arrivaient des messagers au front ruisselant
pour déposer les tablettes sur ses genoux, une voix,
basse mais insistante, par intermittence se faisant entendre
à travers le tumulte du midi,
toucha le réticent mystique ; une voix étrange
et cependant familière, s’imposant et remplissant
cette conscience qui luttait contre sa propre volonté.

« Lève tes yeux, ô Vainqueur, sur le toit,
doré par le soleil, du grand sanctuaire, et dis
s’il existe sur la terre un autre miracle pareil à celui-ci !
Le travail de la main humaine a-t-il jamais été si beau,
si assuré sur un trône, si royal ? Est-il un pays
aussi saint pour la mémoire de ses fils ?
Hélas pour l’homme, cette poussière qui respire,
dont les travaux survivent à sa prompte condamnation à mort !

« N’est-ce point ici, alors que son esprit encore à moitié informe
tâtonnait dans l’obscurité à la recherche d’un dieu qui le guidât,
tremblait à cause du tonnerre, frissonnait au milieu du jour,
que pour la première fois la pensée vivante fit jaillir le feu
éclairant les ténèbres de l’âme dormante ;
donna aux étoiles un ordonnancement dans le ciel,
fonda les racines profondes de la sagesse, montra la voie
que tous les hommes empruntent à sa suite aujourd’hui ?

« N’est-ce pas elle qui, à l’aube des temps,
avant-poste solitaire de l’Occident, demeura ferme
quand les myriades de l’Orient innombrable
se répandirent comme le sable sur ses rives ? Seule,
elle soutint ce choc sur la plaine en croissant
qui s’étend sous ce sommet de marbre là-bas ; seules,
avant que Rome soit Rome, ses centuries intrépides
renvoyèrent l’Orient sidéré sur les flots !

« N’est-ce pas elle qui, quand une seconde fois
ils vinrent sur des vaisseaux couvrant la mer,
quitta le toit paternel et le foyer et dans des navires légers,
là où cette île à tes yeux rapproche les golfes jumeaux,
risqua son tout sur des murailles de bois et coula
un millier de galères dans leur charge furieuse,
renaissant ainsi de ses cendres,
elle-même le trophée de Salamine ?

« N’est-ce point ici que, dans son heure de triomphe,
les hommes donnèrent au marbre des formes si belles
que les dieux pourraient les envier, conjurèrent la terre
en teintes de crépuscule et d’aurore,
firent pulser le sang sur ses murs peints,
devinèrent les mystères du son, le rythme
et l’équilibre de l’arc et de l’angle et du motif,
si bien que l’art de l’homme devint digne du divin ?

« Ne fut-ce point ici ? – L’air cristallin n’est-il pas
vivant de voix que nul ne fera taire, voix de ceux qui enseignèrent
à la postérité la somme de ce qu’elle sait ?
Rome n’a-t-elle pas payé son tributaire
mille fois par un tribut du cœur
et usé ces marches par ses pieds révérents de pèlerine ?
Ô Vainqueur, avant que s’achève ce triste jour,
pour ceux qu’elle porta, pour tout ce qu’ils furent, adoucis-toi ! »

Le murmure cessa. – À présent le soleil d’automne
qui reposait sur le lointain Cyllène s’y enfonça
et l’enchantement du crépuscule
flotta sur Athènes dans son cercle de collines pourpres,
trônante et transfigurée. Entre chien et loup
la ville foudroyée sembla soupirer. – Il se leva,
remit l’épée dans son fourreau et : « Qu’il en soit ainsi », dit-il,
« je pardonnerai aux vivants au nom des morts. »

*

Le passage d’Alaric (The passing of Alaric)

Ndt. Poème historique évoquant la campagne militaire du roi wisigoth Alaric Ier en Europe orientale, caractérisée notamment par le sac d’Éleusis et celui d’Athènes en l’an 396. Or on voit dans le poème Alaric rendre hommage, devant Athènes, à la déesse Athéna et affirmer que celle-ci l’accueille, lui et son armée, en fille des Ases nordiques. Cette vision poétique paraît peu conforme à la version de l’historiographie : « En 396 il [Alaric] passa les Thermopyles et mis à sac Athènes, où les traces archéologiques montrent d’importantes destructions dans la ville. » Ceci est la traduction d’un passage de la page Wikipédia sur Alaric. Je ne sais toutefois s’il est bien permis aux archéologues d’imputer avec certitude des traces de destruction à tel événement plutôt qu’à tel autre, Athènes ayant été assiégée et mise à sac à plusieurs reprises dans l’Antiquité comme aux époques plus modernes.

Vers le Sud – à travers des pays de rêve non ravagés encore,
le long de villes blanches brillant sur les fleuves,
de jardins ombrageant des sanctuaires à colonnades,
le long de rivières habitées par les nymphes, de vallées solitaires
où la révérence des anciennes sacralités
possédait encore un silence de midi
et, inconsciente du choc des empires, la paix
régnait encore sur le monde à demi oublié de la Grèce.

Vers le Sud depuis la Thrace, le rebelle des deux Romes
avançait à travers l’aride plaine thessalienne,
l’homme du Nord invaincu : sur son casque
les ailes d’oie sauvage ouvertes en demi-lune arboraient
leur symbole princier ; ses longs cheveux blonds
tombaient sur le corselet de cuir ; – et ses Goths,
les yeux sur le mont Œta et la mer le baignant,
s’écoulaient à travers le défilé des Thermopyles.

Nul ennemi ne restait après eux. Dans un tumulus couvert d’herbe
dormait le cœur qui savait donner du cœur aux héros,
froid comme le lion rouillant sur son cimier.
Les marées d’Aulis lavaient un rivage silencieux
dont les barques avaient fui vers Chalcis ; seule Thèbes
depuis la haute Cadmée regarda cette armée passer
vers les plis rocheux du Cithéron cachant
un butin plus digne du fer d’Amal2.

À présent Éleusis était à portée de regard ;
les sacrements de la Déesse Mère n’étaient point encore parjurés
et nul rempart imposant ne murait la ville sainte.
Étincelants d’or brillaient les toits du temple, massives étaient
les nefs aux robustes colonnes ; d’antiques jardins
fascinaient les derniers pèlerins d’une foi mourante,
et dans les salles les plus intérieures
la mystique sentait encore son pouvoir de bénédiction.

En transe à demi, Alaric se tenait debout, devançant son avant-garde,
un monde de merveilles dans ses yeux bleus d’acier ;
la magie silencieuse le toucha ; à peine entendit-il
exulter la voix rauque de loup de ses braves,
pressentant le trésor amassé ; jusqu’à ce que le cri
monta des Ariens tonsurés de sa suite –
Que Dieu se lève et que Sa flamme vengeresse
purge cet affront à Son nom éternel !

Hélas pour la grande Éleusis ! sur son autel,
l’admiration d’un millier d’années,
la horde sauvage roula comme une vague fatale.
Hélas ! les merveilles d’ivoire et l’or
s’entassèrent dans les chars grinçants ! Hélas,
les marbres couverts de trophée furent détruits, et le bronze !
tandis que des hymnes de Ménades moquaient la peine de l’ancien monde,
jusqu’à ce que l’ultime feu du sacrifice s’éteignît.

Quand la nuit cristalline tomba, il laissa Éleusis
faite ruine fumante et lamentation étouffée,
et sous la grande lune d’automne gravit
les degrés flanqués de tombeaux de la voie sacrée
pour atteindre les hauteurs de l’Aigaleo avant l’aube.
Alors, au loin en contrebas, dans la plaine couverte d’ombres,
il vit la cité dont il rêvait, blanche comme l’ivoire,
dont les feux des sentinelles brillaient dans la nuit.

Lentement le jour prévalut et la lune
pâlit à l’occident, les toits à pignon prirent vie,
et sur le haut faîte de la citadelle arc-boutée
le fer doré d’une lance puissante
refléta le soleil – Athéna elle-même se levait,
en défi, défensive – ; et la cadence
d’anciennes sagas, comme des feux depuis longtemps endormis,
enflamma le vieux sang norse des baltiques ancêtres d’Alaric.

« Salut ! Le salut d’Alaric à toi, vierge guerrière de Dieu ! »,
cria-t-il. « En quel sinistre jour de bataille
ici descendue apportas-tu la renommée à ce pays !
Arrière, loups de guerre, apaisez vos épées avides,
liguez les chars ! – De cette hauteur devant nous,
la fille des Ases salue les siens !
Les combats ne profaneront point les champs de ses moissons,
et je passerai sans dommage les portes que protège son honneur. »

2 Amal : Un héros ancêtre des Goths.

Aux Enfers et autres poèmes de Cruz e Sousa

Le poète afro-brésilien João da Cruz e Sousa (1861-1898) naquit au Brésil de parents esclaves et lui-même de cette condition. Son maître, officier de l’armée brésilienne, affranchit tous ses esclaves en 1865 au moment de partir pour la guerre de la Triple-Alliance du Brésil, de l’Argentine et de l’Uruguay contre le Paraguay (1864-1870). (Cette guerre laissa le Paraguay entièrement dévasté, le pays ayant perdu entre la moitié et les deux tiers de sa population. Selon l’historiographie, les atrocités furent particulièrement nombreuses quand le commandement militaire de la Triple-Alliance passa en 1869 au comte d’Eu, petit-fils de Louis-Philippe Ier – roi de France de 1830 à 1848 – et gendre de l’empereur Pierre II du Brésil.)

Le jeune João, affranchi en même temps que ses parents, fut élevé par son ancien maître et l’épouse de celui-ci, couple sans enfants, comme leur propre fils. L’esclavage fut aboli au Brésil en 1888.

En tant que poète, Cruz e Sousa est considéré comme l’introducteur du symbolisme au Brésil. Le sociologue et critique français Roger Bastide le considère comme l’un des trois meilleurs représentants du symbolisme dans le monde, aux côtés du Français Mallarmé et de l’Allemand Stefan Georg. Cruz e Sousa est mort de tuberculose à trente-six ans.

Les traductions du présent billet sont tirées de l’anthologie Melhores poemas de 1997 consacrée à Cruz e Sousa, publiée par la maison d’édition Global Editora.

Nous appelons l’attention des amateurs de Baudelaire sur le poème en prose « Aux Enfers » qui donne son titre au billet ; c’est un vibrant hommage au poète des Fleurs du Mal, qualifié, entre autres figurations dont celle-ci n’est pas la moins originale, de « prophète musulman ». Il est également question de sa « saudade de Bédouin » ; à ce sujet, faisons remarquer que, s’il est toujours possible de traduire le mot portugais saudade par nostalgie, il est tout de même préférable, dans un texte d’apologie, de conserver le terme original, connu en français pour désigner un trait profond de l’âme lusophone, car c’est une manière pour le poète d’encenser l’adamastorique Baudelaire d’une résine nationale.

Portrait posthume de Cruz e Sousa par Willy Alfredo Zumblick, 1960. Exposé au Museu Histόrico de Santa Catarina à Florianόpolis, dans le Palais Cruz e Sousa.

*

Boucliers
(Broquéis, 1893)

.

Antiphone (Antífona)

Ô formes albes, blanches, Formes claires
de lunaisons, de neiges, de brumes !…
Ô Formes vagues, fluides, cristallines…
Encens des thuribuliers des autels…

Formes de l’Amour, à la pureté d’étoile,
de Vierges et de Saintes vaporeuses…
Éclats errants, moites fraîcheurs
et dolences de lys et de roses…

Indéfinissables musiques suprêmes,
harmonies de la Couleur et du Parfum…
Heures du Crépuscule, tremblantes, extrêmes,
Requiem du Soleil récapitulant la Douleur de la Lumière.

Visions, psaumes et cantiques sereins,
sourdines d’orgues flébiles, sanglotants…
Sommeils de venins voluptueux
subtils et suaves, morbides, rayonnants…

Infinis esprits épars,
ineffables, édéniques, aériens,
fécondez le Mystère de ces vers
avec la flamme idéale de tous les mystères.

Que les diaphanéités les plus bleues du Rêve
resplendissent, s’élèvent dans la Strophe
et que les émotions, toutes les chastetés
de l’âme du Vers, dans les vers chantent.

Que le pollen d’or des astres les plus fins
enflamme et féconde la rime ardente et claire…
Que la perfection des albâtres brille
sonorement, lumineusement.

Forces originelles, essence, grâce
de chairs de femme, délicatesses…
Tout cet effluve qui sur des vagues passe
de l’Éther aux auréaux et roses courants…

Cristaux dilués aux clartés béatifiques,
Désirs, vibrations, aspirations, enthousiasmes,
victoires fauves, âcres triomphes,
les plus étranges frissonnements…

Fleurs noires de l’ennui et fleurs vagues
d’amours vaines, tantaliennes, douloureuses…
Rougeoiements profonds de vieilles plaies
en sang, ouvertes, coulant à flots…

Tout ! vivant, nerveux, chaud et fort,
que tout, dans les chimériques tourbillons du Rêve,
passe en chantant devant le profil effrayant
et le tumulte cabalistique de la Mort…

*

Nonne (Monja)

Ô Lune, Lune triste, amarescente,
fantôme de blancheurs vaporeuses,
ta nivéenne lumière macérée
fane et glace les roses.

Sur les plaines fleuries et ondoyantes
dont les ramures brillent, phosphorées,
des ombres angéliques, enneigées passent,
Lune, Nonne à la cellule constellée.

Des philtres endormis offrent aux étangs immobiles,
à la mer, à la campagne les rêves les plus secrets,
planant dans les airs, noctambuliques…

Alors, ô Nonne blanche des espaces,
on dirait que tu m’ouvre tes bras,
froide, à genoux, tremblante, et priant…

*

Fiancée de l’Agonie (Noiva da Agonia)

Tremblante et seule, sortant d’un mausolée,
apparition des solitudes désolées,
ton visage a les tons froids et meurtris
de qui marche en dormant parmi les sépultures…

La tête haute dans la lumière, que ceignent
des cheveux aux reflets irisés,
entre des auréoles de clartés argentées,
tu évoques un clair de lune pâlissant…

Tu n’es point, cependant, la Mort effrayante et horrible,
lugubre, sinistre, glacée, terrible,
qui gouverne les avalanches de l’Illusion…

Mais, ah ! tu es la Fiancée triste de l’Agonie,
dont les longs bras livides se sont ouverts
afin de m’étreindre pour l’éternité !

*

Fleur de la mer (Flor do mar)

Tu viens de l’origine de la mer, tu es née de la secrète,
de l’étrange mer écumeuse et froide
qui jette des nasses de rêves sur le vaisseau
et le laisse osciller sur les vagues, inquiet.

De la mer tu possèdes l’affection fascinatrice,
les latences nerveuses et la sombre
et torve apparence effrayante et sauvage
de la houle à l’aspect lugubre de tempête.

Dans un profond idéal de pourpres et de roses,
tu sors des eaux mucilagineuses
comme une lune des brouillards…

Tu as dans ta chair l’efflorescence des vignes,
et des aurores, de vierges musiques marines,
d’âcres arômes d’algues et de sargasses…

*

Acrobate de la douleur (Acrobata da dor)

Esclaffe-toi, ris, d’un rire d’orage,
comme un gugusse dégingandé,
nerveux ; ris d’un rire absurde, enflé
d’ironie et de douleur violentes.

Du rire atroce, sanguinolent
agite les grelots, et, convulsé,
saute, bouffon, saute, clown, secoué
par des râles de lente agonie…

Ils te bissent : jamais un bis ne se refuse !
Allons ! tends tes muscles, tends-les
dans ces macabres pirouettes d’albinos…

Et même si tu t’écroules au sol, frémissant,
étouffé par ton sang jaillissant et chaud,
ris ! cœur, le plus triste des paillasses.

*

Majesté déchue (Majestade caída)

Ce dieu cornu funambulesque
autour duquel rugissent les Puissances,
par son rire ingénu de bouffon de carnaval,
rappelle le tonnerre retentissant, tétrique.

Le picaresque mime de l’ironie
ouvre la bouche et montre des dents jaunes,
de vertes gencives d’acide boue saumâtre,
et semble être un Satyre dantesque.

Mais personne ne relève les colères horribles,
les mépris, les sarcasmes impassibles
de cette étrange et farouche Majesté.

De l’effrayant dieu sinistre, atroce, funeste,
sénile qui, riant, pleure désormais
les Fiançailles en fleur de la Jeunesse !

*

Phares
(Farόis, 1900)

.

La fleur du Diable (A flor do Diabo)

Blanche et bourgeonnante comme un jasmin du Cap,
merveilleuse, un jour ressurgit
la Création fatale du Diable fauve,
l’élue du péché et de l’Harmonie.

Elle avait par-dessus tout un air funeste,
elle si radieuse, fabuleuse.
La légèreté de ses gestes
rappelait un serpent en colère.

Blanche, sortant des flammes rouges
de l’Enfer inquisitorial, languide et corrompu,
elle semblait être, fleur d’insigne renommée,
la Voie lactée sur un océan de sang.

Ce fut dans un moment de nostalgie et d’ennui,
d’ennui profond et de singulière nostalgie,
que le Diable, dont les fautes étaient sans remède,
afin de former cette éminente majesté

façonna de la poussière chaude
des infinies plages de sable du Désir
cette languissante sirène des sirènes,
réveillée par la chaleur d’un baiser.

Sur des balcons oniriques ses palais
avaient des luxes étincelants et élégants.
D’éloquence plus solennelle que les Horaces,
elle vivait la vie des parfaits sorciers.

Sommeil et paresse, encore paresse et sommeil,
luxures de nabab et encore luxures,
moelleux sofas d’abandon languissant
entre d’étranges et pourpres floraisons.

Parfois, au clair de lune, dans les fleuves morts,
parmi la confuse ondulation des lacs algides
flottaient des diables aux cornes courbées,
aux silhouettes macabres et fugaces.

La lune imprimait des sensations inquiètes
aux avernaux paysages tout autour,
et quelques démons aux profils d’ascète
dormaient au clair de lune, d’un sommeil tiède…

Ce fut en des heures de rumination, heures éthérées
de secrète et triste magie, quand
sur les lacs léthifères, sidéraux
flotte le cadavre de la lune…

Ce fut pendant une de ces nuits taciturnes
que le vieux Diable, savant entre tous,
ses pouvoirs réveillés dans leurs cavernes,
son auguste rire flamboyant aux lèvres,

forma la fleur des exquis enchantements
et des essences extraordinaires et fines,
y semant des infinis oscillants
de vanités et grâces féminines.

Puis il lui donna la quintessence des arômes,
de sonores harpes d’âme, des extravagances,
une pureté nubile d’hostie, les seins,
toute la mélancolie des lointains…

Pour une plus grande perfection, une plus vive,
plus douce beauté et plus originale caresse,
il lui donna des nuances d’oiseau farouche
et une secrète auréole de méchanceté.

Mais aujourd’hui le Diable, sénile, fossile,
désillusionné par sa Création,
perdue l’ancienne ingénuité docile,
pleure des larmes nocturnes de Vaincu.

Comme du fond de vitraux, de fresques
de chapelles gothiques abandonnées,
il pleure et rêve à des mondes pittoresques,
dans la nostalgie des Contrées Rêvées.

*

Cheveux (Cabelos)

Cheveux ! Que de sensations en les voyant !
cheveux noirs, d’une obscure splendeur,
où circule le fluide vague et triste
des brumeux et longs cauchemars…

Rêves, mystères, désirs, jalousies,
tout ce qui rappelle les méandres d’un fleuve
passe dans la nuit chaude, dans l’été
de nuit tropicale de tes cheveux ;

passe à travers tes cheveux chauds,
à travers la flamme des baisers incléments,
des dolences fatales, de la nostalgie…

Noire auréole, majestueuse, ondoyante,
âme des ténèbres, dense et parfumée,
languide Nuit de la mélancolie !

*

Derniers sonnets
(Últimos sonetos, posthume)

.

Vin noir (Vinho negro)

Le vin noir de l’immortel péché
a empoisonné nos veines humaines
comme les fascinations de sombres sirènes
d’un enfer sinistre et parfumé.

Le sang chante, le soleil émerveillé
de notre corps, en vagues nombreuses, pleines,
comme s’il voulait briser ces chaînes
dans lesquelles la chair le retient prisonnier.

Et le sang appelle le vin noir et chaud
du péché mortel, impénitent,
le vin noir du péché fiévreux.

Et tout par ce vin devient meilleur,
acquiert autre grâce, forme et proportion,
une beauté grave de secrète splendeur.

*

Condamnation fatale (Condenação fatal)

Ô monde, l’exil des exils,
monceau de fèces putréfié,
où l’être le plus noble et scrupuleux
doit circuler dans les conciles des êtres vils ;

Où en pâles idylles d’âmes
le parfum languide le plus ingrat
meurtrit tout et est triste comme le toucher
d’un aveugle levant en vain les cils.

Monde de peste, de furie sanglante
et de lépreuses fleurs de luxure,
de fleurs noires, infernales, effrayantes ;

Oh ! comme sont laides, sinistrement,
tes apparences de bête sauvage, tes mouvements
panthérins, ô Monde, qui ne rêves pas !

*

Ainsi soit-il ! (Assim seja!)

Ferme les yeux et meurs calmement !
Meurs dans la sérénité du Devoir accompli !
Que ton Sentir latent n’exhale point
le plus léger, ni le moindre soupir.

Meurs avec ton âme loyale, clairvoyante
errant dans le Verger fleuri de la foi
et ta Pensée tendue vers les cieux
comme un glaive splendide et réfulgent.

Va, ouvrant tabernacle après tabernacle,
dans le temple imaginaire de ton Rêve,
à l’heure glaciale de la noire Mort immense…

Meurs en gardant ton Devoir ! Avec la haute confiance
de qui triomphe et sait qu’il repose
dans le dédain de toute Récompense !

*

Le dernier livre
(O livro derradeiro, posthume)

.

L’église (A ermida)

Où le calme et la paix existent,
sur la colline que recouvre un verger,
cette église, comme elle est pauvre,
cette église, comme elle est triste.

Ma muse, sans parler, entend,
devant la noble apparence du midi,
le vague, étrange et murmurant brimbalement
de cette église qui résiste au tonnerre,

aux sombres éclats de rire funèbres
des rudes hivers, des bourrasques de vent,
de la tempête désolatrice et colossale.

De cette triste église blanchie
qui me semble être la vie elle-même,
abandonnée aux peines et illusions du sort.

*

Rêve éternel (Eterno sonho)

Quelle est donc cette femme ?
Je ne comprendrai pas.

Félix Arvers

Ndt. Le poème fait fond sur le célèbre sonnet de Félix Arvers que dans le milieu poétique on connaît sous le nom de « sonnet d’Arvers » (car c’est le seul poème de lui qui soit passé à la postérité). La citation, en français dans le texte original de Cruz e Sousa, est inexacte, le vers dans l’original d’Arvers, le dernier du sonnet, se lisant : « ‘Quelle est donc cette femme ?’ et ne comprendra pas. » Dans la mesure où Cruz e Sousa commence son poème comme une adaptation en portugais du sonnet d’Arvers avant de bifurquer en conclusion, sans crier gare, vers une thématique raciale absente du poème original, il n’est sans doute pas exclu que la citation soit déformée à dessein. « Je ne comprendrai pas » pourrait alors exprimer la réaction de l’homme noir à la réponse de la femme blanche du sonnet de Cruz e Sousa. Tout cela reste conjectural. – Entre parenthèses, Cruz e Sousa était marié à une femme noire.

Peut-être que, lisant mes vers,
elle ne comprendra pas quel amour y palpite
ni quelle nostalgie tragique, infinie
dans cet amour vit toujours.

Peut-être ne percevra-t-elle point
la passion qui me bouleverse
comme une âme dolente, affligée
qu’un sentiment consume.

Ou peut-être qu’en me lisant, avec pitié
et souriant, elle dira, non sans quelque amitié,
bonne, affectueuse et franche :

– Ah ! je sais bien ce qu’est ton sentiment attristé…
Et si dans mon âme sa pareille n’existe pas,
c’est que tu es de cette couleur et que je suis blanche !

*

Palais Cruz e Sousa, à Florianόpolis,
nommé d’après le poète en 1979.

*

Évocations
(Evocações, 1897-1898)

.

Douleur noire (Dor negra)

Et comme les éternels Déserts de sable sentirent la faim
et la soif de flageller et dévorer de leurs mille bouches brûlantes
toutes les races de la Malédiction et de l’Oubli infini,
ils se souvinrent symboliquement de l’Afrique !

Sanguinolente et noire, de laves et de ténèbres, de tortures et de larmes, comme l’étendard mythique des Enfers, sous le signe du blason de feu et sous le signe du vautour de fer, quelle est cette existence que les pierres rejettent et pour laquelle les étoiles elles-mêmes pleurent en vain depuis des millénaires ?

Car les étoiles et les pierres, horriblement muettes, impassibles, sont sans doute devenues, pendant des milliers d’années, sensibles à ta Douleur inconcevable, Douleur qui pour être tant de Douleur a perdu la vue, l’entendement et l’être, a certainement reçu une autre sensation inconnue de la Douleur, comme un aveugle de naissance qui, dans un tel abîme de cécité, voit dans la Douleur une autre compréhension de la Douleur, voit, palpe, tâte un autre monde, d’une autre Douleur nouvelle, plus originale.

Ce qui chante le Requiem éternel et sanglote et hurle, crie et jette des éclats de rire bouffons et mortels dans ton sang, calice sinistre des calvaires de ton corps, c’est la Misère humaine, te couvrant de chaînes et appliquant le fer rouge sur ton ventre, t’écrasant avec le dur cothurne égoïste des Civilisations, au nom, faux et masqué, d’une ridicule et délabrée liberté, et appliquant le fer rouge sur ta bouche et le fer rouge sur tes yeux et dansant et sautant macabrement sur l’argile boueuse des cimetières de ton Rêve.

Trois fois ensevelie, trois fois enterrée : dans l’espèce, dans la barbarie et dans le désert, dévorée par l’incendie solaire comme par une ardente lèpre tombée des étoiles, tu es l’âme noire des gémissements suprêmes, le nirvana noir, le fleuve large et effrayant de tous les silences désespérés, le fantôme gigantesque et nocturne de la Désolation, la monstrueuse cordillère des soupirs, momie des mortes momies, cristallisation de sphinx, enchaînée à la Race et au Monde pour souffrir sans pitié l’agonie d’une Douleur surhumaine, si vénéneuse et formidable qu’elle suffirait à noircir le soleil, fondu convulsivement et spasmodiquement avec la lune dans le terrible appariement des éclipses de la Mort, à l’heure où les étranges coursiers de la Destruction, de la Dévastation dans l’Infini galopent, galopent, colossaux, colossaux, colossaux…

*

Aux Enfers (No Inferno)

L’Imagination plongeant dans les écarlates Royaumes féeriques et cabalistiques de Satan, où Voltaire fait sans doute briller son intense ironie comme un tropical et sanguin cactus ouvert, un jour je rencontrai Baudelaire, profond et livide, d’une claire, éblouissante beauté, laissant flotter sur ses nobles épaules les vagues fastueuses de sa chevelure ardemment noire, que l’on eût crue être une vivante passion qui flamboyait.

Cette tête triomphale, majestueuse, vertigée par des caprices d’omnipotence, entourée par une auréole spirituelle et dressée dans une attitude d’envol vers les incoercibles régions de l’Inconnu, révélait pourtant une immense désolation, un térébrant aspect d’angoisse psychique évoquant les vagues infinis mystiques, les suprêmes tristesses décadentes des crépuscules opulents et contemplatifs…

Comme si la céleste immaculation, la candeur élyséenne d’un Saint et l’extravagante, absurde et inquisitoriale intuition d’un Démon dormaient longuement ensemble des sommeils magiques dans cette tête éminente.

Le visage blanc et languissant, rasé de près comme celui d’un Grec, détachait son calme sur la voluptueuse nuit de jais irroré, en vivant relief, puissant et spirituel entre les cheveux longs.

Dans les yeux dominateurs et interrogatifs pleins d’un ténébreux éclat magnétique planait une soif inextinguible, une expression miraculeuse, un inquiétant sentiment de Nomadisme éternel…

La bouche, lascive et violente, rebelle, entrouverte en spasme rêveur et halluciné, avait une rude expression dantesque de révolte et symbolisait le mouvement d’aspirer, avidement et impatiemment, d’intenses désirs épars et insatiables.

Il me semblait découvrir chez lui de grandes serres implacables et de grandes ailes de génie archangéliques le couvrant entièrement, ailes de condor, dans un grand manteau souverain.

Il était dans l’extraordinaire, luxuriant et luxurieux parc des Ombres de l’Enfer.

Dans l’air, avec une odeur résineuse, âcre de soufre s’évaporait une bleuâtre ténuité de brume qui faisait un moment penser au Chaos primordial où, lentement, graduellement, se créèrent les couleurs et les formes…

Comme si une fluide et fine harmonie de vagues violons flottait occultement en rythmes diaboliques…

Des arbres élancés, très hauts, dans des promenades interminables et sombres paraissant des nécropoles, présentaient des troncs étranges aux apparences singulières, aux conformations inimaginables d’énormes torses humains, laissant pendre de fantastiques branches de cheveux défaits, ébouriffés, comme en une stertoreuse agonie et convulsion.

Sur ces longues promenades exotiques du parc fabuleux, des dieux hirsutes aux pattes caprines et à la tête pelue et cornue riaient d’un rire âpre et jubilatoire, dans une danse macabre de gnomes cabriolant bizarrement.

De temps en temps, ses ailes fulgurantes, versicolores et puissantes bruissaient et jetaient des éclairs.

Baudelaire cependant, somptueux et constellé firmament de l’âme réfléchi dans des lacs glauques et tièdes où de fécondes et exquises végétations émergent comme somnambuliquement et nébuleusement, restait muet, immobile, par son profil délicatement ciselé et fin rappelant la silhouette austère et hautaine, la parfaite grâce ailée d’un dieu de cristal et de bronze, – tranquillement debout, comme sur un pavois royal, dans la position élevée de qui va marcher sur les routes insignes des Desseins inouïs…

Connaissant les élans, les hallucinations de son audace, ses indomptables esthétismes, les tumultes idiosyncratiques de sa Fantaisie, je m’étais imaginé que je le trouverais emporté sans frein vers les convulsifs Infinis de l’Art par de puissants, noirs et insoumis destriers.

Mais son attitude sereine, concentrée, isolée de tout témoignait de la méditation absorbante, fondamentale qui l’enfermait dans le Mystère transcendant.

Alors je lui murmurai, presque en secret :

– Charles, mon beau Charles voluptueux et mélancolique, mon Charles nonchalant†, brumeux verseau de spleen, prophète musulman de l’Ennui, ô Baudelaire désolé, nostalgique et délicat ! Où donc est cette rare, scrupuleuse psychose de son, de couleur, d’arôme, de sensibilité, la fièvre sauvage de ces féroces et démoniaques cataclysmes mentaux, cette infinie et inexorable Névrose, cette souffrance spirituelle qui t’énervait et te dilacérait ? Où est-elle ? Les trésors d’or et de diamants, les pierreries et marqueteries du Gange, les pourpres et les étoiles des firmaments indiens que tu possédais en nabab, à présent où sont-ils ?

Ah ! si tu savais dans quels transports délicieux et terribles en même temps, ineffables, j’éprouve chacune de tes complexes, indéfinissables musiques ; les asiatiques et béatifiques arômes d’opium et de nard ; toute la myrrhe arabique, tout l’encens liturgique et narcotisant, tout l’or de trésor royal de tes Rêves magiques, magnificents et insatisfaits ; toute ta molle morbidité, les douces paresses aristocratiques et édéniques d’Archange déchu, ridé par l’antiquité de la Douleur, mais inaccessible et puissant, plongé dans le profond chaos de la Pensée et dont l’Omniscience et l’Omnipotence divines font jaillir encore, précellemment, tous les Dogmes, tous les Châtiments et Pardons.

Oh ! quelles durables et acides saveurs je goûte dans le mauvais-œil féminin de tes volubilités mentales de bandoulier…

Cette âme aux Signes funestes, comme formée à l’intérieur de l’étourdissant et maraboutique soleil africain, avec toutes les exhalaisons flammivomes, toutes les barbaries des forêts, tout le vide inquiétant, désolant, inénarrable des déserts, s’assouplit, se vibratilise, acquiert des suavités paradisiaques de lys sidéraux, de ciel spiritualisé par les rouges cierges mortuaires des crépuscules…

La soif hallucinante me harcèle ; je suis tenaillé par le désir irrépressible de boire, d’engloutir, gorgée après gorgée, avidement, le trouble Vin extravagant de larmes et de sang, baignant de la sueur de l’agonie toutes les olympiennes et monstrueuses floraisons de ton Orgueil.

Ah ! si tu savais comme je sens et perçois intensément toutes tes aspirations lacérées, torturées, toutes tes absolues tristesses dormantes et majestueuses, ton grand et long sanglot, l’effondrement vertigineux de tes nuits lugubres, les fascinantes ondes fébriles et ambrosiaques de ton insane volupté, les élégances et miraculeuses apparences de ta Rébellion sacrée ; la fulminante ironie endolorie et gémissante qui évoque des mélancolies de glas térébrants de Requiem æternam roulant à travers un jour de soleil et d’azur, vibrant dans une tour blanche au bord de la Mer… Comme j’écoute religieusement, avec profonde onction, tes Prières larmoyantes, tes oraisons convulsées d’Amour ! Comme sont captivants, tentateurs et enivrants les parfumés falernes de ta sensibilité, les oubliés Royaumes embrumés et exotiques où ta Saudade évocatoire et clamoreuse imploramment et contemplativement chante, ondule et frémit avec lasciveté et nonchalance† ! Ta Saudade inviolable et millénaire, antique Reine détrônée, aventureuse et fameuse, errant dans les brumeux et vagues infinis du Passé comme à travers les lunes amarescentes et taciturnes du temps ! Ta lancinante Saudade de Bédouin, perdue, traversant des contrées endormies depuis des éons, isolées, lointaines, dans les brouillards de la Chimère, où tes désirs agités et mélancoliques tumultuent dans une fièvre de mondes multiformes de germes en frissonnements sempiternels ; où sybaritiquement tes caresses nerveuses et félines dorment au soleil et se prélassent avec sensualité dans l’excitation vitale frénétique de se perpétuer avec les arômes chauds, les parfums forts qui, capiteux et aphrodisiaques, provoquent, attaquent, titillent et blessent d’extrême sensibilité tes narines frémissantes et caprines !

Ah ! comme je vois et sens suprêmement toute cette splendeur funambulesque et toutes ces magnificences sinistres de ton Pandémonium et de ton Te Deum !

Ô Baudelaire ! Ô Baudelaire ! Ô Baudelaire ! Auguste et ténébreux Vaincu ! Inoubliable Hidalgo de tant de rêves et impérissables élixirs ! Souverain Exilé de l’Orient et du Léthé ! Trois fois avec douleur appelé par les fanfares pleurantes et nostalgiques de mon Évocation ! À présent que tu es libre, purifié par la Mort des argiles pécheresses, je vois toujours ton Esprit errer, comme une véhémente sensation lumineuse, dans l’Alléluia réfulgent des Astres, dans la pompe et les flammes du Septentrion, peut-être rêvant encore, dans les extases passionnées du Rêve…

Et la singulière figure de Baudelaire, haute, blanche, fécondée dans les effloraisons vierges de l’Originalité, restait silencieuse, impassible, douloureusement perdue, éternisée dans les suprêmes Abstractions…

Et tandis qu’il s’immergeait ainsi dans l’Intangible céruléen, de vieux dieux caprins, de lubriques Diables tératologiques et putrescents, inarperçus de cette éminente silhouette satanique, pensive et sombre, dansaient, sautaient, croassant infernalement et formant dans l’air ardent, en vertiges de diabolisme, les plus curieux et symboliques hiéroglyphes avec la souplesse et la dislocation acrobatiques et magiques de leurs hirsutes corps élastiques…

Mais au milieu du parc mystérieux s’élevait un arbre étrange, plus haut et prodigieux que les autres, dont les fruits étaient des étoiles et dont les grandes et solitaires fleurs de sang, grandes fleurs acides et effrayantes, fleurs du Mal, ivres d’arômes tièdes et amers, de douleurs tristes et bouddhiques, d’intoxications, de dangereuses sécrétions, d’émanations fatales et fugitives, de fluides de mancenilles vénéneuses, laissaient couler languissamment de leurs pétales une huile flamboyante.

Et cette huile lumineuse et secrète, ruisselant abondamment dans ce merveilleux jardin des Enfers, formait les fleuves phosphorescents de l’Imagination où les âmes des Méditatifs et des Rêveurs, tantalisées d’ennui, ondulaient et voguaient insatiablement…

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En français dans le texte.